Quatre amours
Celles et ceux qui ont lu l'encyclique Deus Caritas Est se souviennent d'une discussion éclairante, mais un peu difficile, de Benoît XVI sur Eros, Philia et Agapè. J'ai eu la chance de découvrir il y a peu The Four Loves ("Les Quatre Amours"), de C.S. Lewis, qui propose un autre voyage, plus coloré sans doute, dans cet univers. J'ai voulu partager avec vous quelques idées clefs de cette réflexion, quelques jalons de ce périple.
Note : à l'instar de nombreux autres sur ce blog, ce billet est bien trop long ! mais je ne voulais pas vous contraindre à une pause forcée. Libre à vous, donc, de le découper et le lire à votre rythme.
L'amour comme don et comme nécessité
A première vue, nos amours semblent être de deux sortes distinctes : l’amour-don, que pratique par exemple l’homme qui va travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, et l’amour-besoin, celui par exemple de l’enfant qui se jette dans les bras de sa mère.
On associe souvent Dieu à l’amour-don. Rien ne lui est, a priori, plus étranger que l’amour-besoin : Dieu n’a en effet besoin de personne.
Cependant, il serait inapproprié de refuser le nom d’amour à l’amour-besoin, de n’y voir qu’égoïsme. Dans la vie quotidienne, personne ne trouve égoïste l’enfant qui se tourne vers sa mère, ni l’homme qui recherche « de la compagnie ».
De plus, nombre de chrétiens s’accordent à penser que la santé spirituelle d’un homme se mesure à l’amour qu’il a pour Dieu et cet amour que nous portons à Dieu ne saurait être autre que de l’amour-besoin.
Il s’ensuit que l’homme n’est jamais aussi proche de Dieu que lorsqu’il lui est le plus étranger : car rien n’est plus différent que la nécessité et la plénitude, l’humilité et la souveraineté, la toute-puissance et l’appel au secours.
En réalité, il y a deux manières d’être proche de Dieu : par ressemblance, car certains de nos traits caractéristiques nous rapprochent de Dieu, le premier étant la capacité à aimer ; ou par l’attitude : du fait que, dans notre approche des choses et des gens, nous pouvons Lui être semblable.
De même qu’un marcheur doit faire un détour pour rejoindre sa destination, il nous faut parfois nous éloigner de l’une pour trouver l’autre, renoncer pour un temps à la ressemblance pour rentrer dans l’attitude[1].
Notre chemin pour trouver Dieu passe par son imitation qui, dans cette vie, ne peut être que l’imitation du Dieu incarné : il s’agit donc de trouver dans nos amours humaines les traces de l’amour de Dieu.
Le risque d’idolâtrer les amours humains
Denis de Rougemont écrivait : « l’amour cesse d’être un démon dès l’instant où il cesse d’être un dieu ». Tout amour humain a tendance à revendiquer pour lui l’autorité divine. Sa voix nous parle comme celle de Dieu ; il nous interdit de compter et exige de nous un engagement total.
Que la passion amoureuse ou l’amour de la patrie puissent être érigés au rang de dieux est bien connu. Mais l’affection familiale, ou l’amitié, le peuvent également. Remarquons que cette revendication des amours humains se manifeste lorsqu’ils atteignent leur apogée, non lorsqu’ils se complaisent dans la médiocrité.
C’est particulièrement vrai dans le domaine érotique : si une passion fidèle et sincère aura les accents d’une voix divine, le simple désir physique ou la convoitise (si elles peuvent corrompre d’autres manières) ne risquent jamais l’idolâtrie.
L’amour ne revendique la divinité que lorsque cette revendication est crédible. Et elle ne l’est que lorsqu’il a une ressemblance avec Dieu, avec l’Amour lui-même.
Nous sommes faits à la ressemblance de Dieu. Cette ressemblance n’est pas liée aux efforts que nous faisons pour nous rapprocher de Lui, efforts qui doit être nôtres (bien que cette quête ne se produise pas sans secours).
Cette ressemblance resplendit et nous avons tôt fait de confondre « semblable » et « identique » et ainsi de faire allégeance à nos amours humains sans condition, allégeance qui ne doit revenir qu’à Dieu.
C’est ainsi que nos amours deviennent des dieux et, par conséquent, des démons. Ils nous détruisent alors et se détruisent eux-mêmes. Car tout amour naturel à qui l’on permet de devenir un dieu ne peut demeurer amour. On continue, certes, de l’appeler ainsi, mais il peut, en fait, se muer en diverses formes complexes de haine.
Ce risque est plus grand pour l’amour-don. L’amour-besoin peut être avide mais il ne peut se faire passer pour Dieu, car il n’en est pas assez proche (par identité). Il nous appartient de ne pas idolâtrer ni dénigrer nos amours humains.
Du plaisir à l’amour
Les Anglais ont deux verbes que nous traduisons communément par aimer : love et like. Nous, Français, n’en avons qu’un et si nous disons aimer à la fois les fraises et notre petite amie, ce n’est pas uniquement par abus de langage.
C’est qu’en réalité, il y a continuité entre notre manière d’apprécier les choses et d’aimer les gens. Notre rapport au plaisir a donc sans doute quelque chose à nous dire de l’amour..
Il existe deux sortes de plaisir : les plaisirs-besoin, qui existent parce qu’un besoin (par ex. la soif) leur préexiste, et les plaisirs d’appréciation (par ex. la senteur d’un parfum). Notons qu’ils peuvent être ressentis simultanément : si vous avez soif, il vous sera difficile de classer une bonne bière dans l’une ou l’autre catégorie..
On rapproche facilement plaisir-besoin et amour-besoin… mais alors qu’on avait naturellement tendance à dénigrer l’amour-besoin, ce sont les plaisirs d’appréciation qui semblent ici suspects, les plaisirs-besoins étant protégés de l’abus par leur nature-même (à quoi servirait de boire – de l’eau – sans soif ?).
Notre esprit tend à comparer les choses en les hiérarchisant au lieu de simplement les décrire : nous devons nous en garder à propos du plaisir. La réalité est en effet plus complexe… ainsi, une perversion possible des plaisirs d’appréciation (l’addiction) les assimile justement aux plaisirs-besoins, dont on n’a vu qu’ils étaient inoffensifs.
De nombreux traits les séparent : le plaisir-besoin est impérieux (Que celle qui n’a jamais ressenti soulagement face au panneau « toilettes » me jette la première pierre), mais disparaît lorsqu’il est assouvi.
Le plaisir d’appréciation revendique quant à lui le droit à notre appréciation. Nous ne faisons pas qu’apprécier un parfum : nous reconnaissons qu’il se doit d’être apprécié.
Que disent les plaisirs de l’amour ?
L’amour-besoin, comme le plaisir-besoin, ne survit pas longtemps au besoin. Cela ne signifie pas qu’il soit condamné à être transitoire : des principes moraux peuvent prendre le relai un temps ; mais s’il en reste au besoin, il est condamné.
Notre amour-besoin de Dieu diffère en ce sens que nous ne cessons jamais d’avoir besoin de Dieu. Mais nous pouvons en avoir moins conscience, et alors l’amour disparaît.
Il y a plus à dire du plaisir d’appréciation. On ne saurait tracer une ligne de séparation entre sensualité et esthétique : les plaisirs d’appréciations semblent par nature désintéressés.
Ce n’est pas qu’on ne puisse se montrer désintéressé avec le plaisir-besoin (il y un certain héroïsme à renoncer à un verre d’eau au profit d’autrui dans le désert) mais, dans les plaisirs d’appréciations, nous reconnaissons une cause qui nous est étrangère.
Quand bien même serions-nous le dernier homme ou la dernière femme sur terre, sans personne pour nous juger, il nous semblerait dommage de porter atteinte à une belle peinture. Nous ne faisons pas qu’apprécier les choses ; chaussant temporairement les bottes divines, nous les déclarons, « très bonnes ».
En plus de l’amour-don et de l’amour-besoin, survient donc une troisième dimension de l’amour, que nous entrevoyons dans les plaisirs d’appréciation. Cette dimension, face à une femme, prend la forme de l’admiration. Face à Dieu, c’est la louange.
L’amour-besoin nous fait crier vers Dieu depuis notre pauvreté ; nous fait dire d’une femme « je ne peux vivre sans elle ». L’amour-don désire servir –voire souffrir pour– Dieu ; il nous conduit à désirer donner à une femme bonheur, réconfort et protection. L'amour d’appréciation dit à Dieu « Nous te rendons grâce pour ton immense gloire » ; il reste dans un silence contemplatif devant la femme, se réjouissant qu’une telle créature puisse exister, même si elle ne lui est pas destinée.
Le risque des amours de concepts :
Il est parfois tentant de laisser une place disproportionnée à des choses plaisantes.
L’amour de la nature
Certains aiment immodérément la nature : ils voient dans sa beauté une preuve de l’existence de Dieu. Mais la nature n’enseigne pas qu’existe un Dieu de gloire et de majesté. Cela, nous devons l’apprendre par ailleurs. Mais la nature nous révèle le sens du mot gloire.
La nature n’enseigne rien[2] et, une fois que nous avons vu en elle une image de la gloire, nous devons retourner à nos études, à l’église, à la Bible, à genoux. Sinon, notre amour de la nature deviendra un panthéisme.
L’amour de la patrie
Aucun homme n’aime son pays parce qu’il est meilleur que les autres, mais parce que c’est le sien. Le fait que les hommes aient besoin d’être convaincus que la cause de leur pays est juste pour se battre pour lui est un tort.
Si la guerre était question de bien ou de mal, les guerres seraient toutes des guerres d’annihilation. Une fausse transcendance est parfois donnée à des choses qui sont bien de ce monde.
L’affection
L’affection est cet amour qui semble le plus répandu et nous rapproche le plus des animaux. C’est l’amour-besoin que les enfants ont naturellement pour les parents et l’amour-don que les parents ont pour leurs enfants. Cet amour-don est aussi un amour-besoin : il a besoin qu’on ait besoin de lui.
L’affection suppose la familiarité de l’objet aimé. On peut parfois date l’instant précis où l’on a commencé à aimer (d’Eros) une personne, jamais quand l’Affection est née. En prendre conscience, c’est prendre conscience qu’elle est déjà là depuis quelques temps.
L’affection est le plus humble des amours. On considère l’affection de l’autre comme un donné : on est en « terrain conquis ». Ce qui serait un travers dans l’amour érotique est ici constitutif de l’affection.
L’affection accompagne souvent les autres amours et leur laisse une respiration. Quoi de plus inconcevable (et insupportable ?) qu’un amour érotique à l’intensité jamais ininterrompue ?
Des périodes de simple affection permettent à une relation de devenir ordinaire. Quand l’amour d’appréciation permet le silence. Nul besoin de parler, ni de faire l’amour. Nul besoin, si ce n’est de garder le foyer allumé.
On peut dire qu’on a choisi sa femme ou ses amis pour tel ou tel trait de caractère. La gloire de l’affection est au contraire qu’elle unit des personnes qui n’ont rien en commun, sinon d’avoir été unies par la destinée du foyer ou de la communauté. En disant qu’elles sont bonnes « à leur manière », nous sortons de nous-mêmes par le plaisir d’appréciation.
Le danger de l'affection
Les caractéristiques de l’affection sont versatiles, et à trop prendre l’affection comme un donné, on peut la pervertir, en étant avec ses proches d’une incivilité qui conduirait toute autre relation à sa fin.
Parce qu’on peut tout se dire, on se dit des horreurs. Il existe une courtoisie domestique, plus subtile que la courtoisie publique, mais non moins importante. L’affection permet des libertés, mais il ne suffit pas de prendre des libertés pour être affectueux.
L’affection est par essence rétive au changement, car elle est naturellement jalouse. Tout changement est vécu comme une désertion, un abandon, surtout lorsque l’autre ne peut l’accompagner (la conversion – ou l’abandon de la foi – en est le prototype).
Les parents déploient des stratagèmes pour dépasser leur résistance, prétendant avoir déjà exploré ce monde nouveau dans lequel entre leur progéniture. « Ca lui passera », disent-ils.
Les perversions précédentes sont des perversions de l’amour-besoin. L’amour-don peut également être perverti. Nous avons besoin qu’on ait besoin de nous ! Ainsi cette femme qui « vit pour sa famille », qui fait les machines quand la famille aurait les moyens d’aller à la laverie, fait un repas chaud tous les jours (même en été !)… Qui t’ « accueille » accoudée à la table lorsque tu rentres à 2h du matin avec une accusation silencieuse. Quand elle meurt, sa famille repose en paix !
L’amour-don n’est pas toujours désintéressé !
Cette perversion n’est pas une maladie… c’est la blessure de notre nature humaine ! Le seul qui n’ait pas connu cela était tellement « anormal » du point de vue des hommes qu’ils l’ont cloué à une croix.
L’affection, pour prospérer, a besoin d’une forme supérieure d’amour fait de bonté, patience, mépris de soi, humilité, etc.
La femme qui vit pour sa famille le fait pour deux raisons : d’abord parce qu’elle se sentirait inutile sans cela. Ensuite parce qu’une voix flatteuse lui murmure à l’oreille « comme je dois les aimer pour faire ça pour eux ».
L’amitié
L’amitié est sans doute l’amour le moins naturel. On ne peut vivre sans affection ou sans Eros. Le propre de l’amitié est au contraire d’être superflue.
L’amitié nous révèle de l’autre non seulement ce qu’il est vis-à-vis de nous-mêmes, mais aussi ce qu’il est pour les autres. Elle nous apprend à voir l’autre de manière non-possessive, et en définitive à le voir tel que Dieu le voit. Elle nous fait entrer dans une proximité d’attitude avec Dieu.
En amitié, « m’aimes-tu » signifie « vois-tu la même vérité que moi ? », « accordes-tu de l’importance à la même vérité que moi ? »
Si l’amitié avec un membre du sexe opposé peut facilement –et rapidement– se muer en amour érotique, les deux sont bien distincts : le second exige l’exclusivité tandis que le premier se nourrit de la communion avec des tiers.
L’amitié est également libre du besoin d’être nécessaire qui pervertit l’affection. Elle n’est pas dépendante tant des qualités propres de l’ami que de son point de vue sur la vie. L’amour érotique met à nu les corps, l’amitié les personnalités.
L’amitié est un amour d’appréciation qui ne s’appuie pas sur la dimension bilatérale de la relation : je connais mieux l’autre en me concentrant sur ce qui l’intéresse qu’en me focalisant sur lui ou elle particulièrement.
Le danger de l’amitié : l’esprit de club.
Chacun estime ses amis meilleurs que soi-même, mais cette humilité individuelle peut cacher un ego collectif. Et l’on peut vouloir rejoindre un groupe d’ami pour appartenir à cette sorte d’élite auto-reconnue. Le sentiment d’élection est la perversion de l’amitié.
Eros
L’affection (amour-besoin) nous rapproche de l’animal. Mais n’est-ce pas vrai également de la sexualité ?
Il convient de préciser que l’Eros et la sexualité (au sens du rapport charnel, que nous nommerons Vénus) ne sont pas identifiables, et que ce n’est pas la présence ou l’absence d’Eros qui rend la sexualité plus ou moins pure.
Si cela était le cas, nous serions tous mal en point ; car bien des mariages survivent un temps parce que la sexualité peut aussi obéir à d’autres impulsions : le devoir, le souci de l’autre. Et cela, plus saintement qu’un couple adultère dont l’Eros ravageur brise les vœux envers leurs époux légitimes.
Vénus veut la satisfaction du désir ; l’Eros veut l’autre. Vénus ne désire pas une femme, elle désire un plaisir dont la femme n’est que la condition nécessaire. A l’inverse, Eros ne désire pas une femme, mais cette femme.
Aucun amoureux ne cherche l’amour d’une femme suite à un calcul pour maximiser son plaisir[3]. Sans nul doute en serait-il capable si la question était soulevée ; mais elle ne se pose pas pour Eros.
Eros transforme notre désir-besoin en désir d’appréciation. Le désir sexuel cesse d’être tourné vers n’importe qui, c'est-à-dire vers nous-mêmes, pour se tourner vers l’autre.
On croit souvent que le christianisme pense qu’Eros est sauf tant que Venus n’est pas de la partie. Cette idée n’est pas biblique : lorsqu’il dissuade les hommes de se marier, Saint Paul ne mentionne pas la sexualité (dont il recommande au contraire de ne pas s’abstenir dans le mariage) mais de la préoccupation des hommes à plaire à leur femme (plutôt qu’à Dieu).
C’est de la vie conjugale, non du lit conjugal, qu’il a peur ! La tentation du mariage n’est pas dans la sensualité, mais dans l’avarice, le repli.
Si elle est réduite à l’état de jeu par nos contemporains, la sexualité court chez les catholiques le danger d’être trop prise au sérieux, trop solennisée. Certes, la chose est sérieuse à quatre titres : théologiquement car l’union charnelle des amants est l’image de l’union entre Dieu et les hommes ; en tant que « sacrement anté-chrétien » comme participant au renouvellement de la vie ; moralement, de par les obligations qui en découlent ; émotionnellement enfin.
Mais c’est faire un affront à la nature même de la sexualité que de se refuser toujours à une certaine légèreté. Il y a une dimension comique dans le drame érotique, une poésie dans la dimension bestiale de notre sexualité, une dimension théâtrale et un jeu de rôle dans l’acte amoureux.
Nus, nous sommes plus proches des archétypes masculins et féminins. Nous abandonnons un temps notre individualité pour se rapprocher de notre humanité brute.
Les dangers de l’Eros : l’idolâtrie et le tarissement
S’il faut limiter les prétentions d’Eros comme amour surnaturel, auquel il serait impossible de résister, il ne faut pas nier qu’Eros est l’amour le plus proche de Dieu. Les théologiens avertissent ainsi du danger d’idolâtrie dans Eros.
Le danger n’est pas tant d’idolâtrer l’autre (le mariage se charge de nous ramener à la raison ! et une âme qui a connu la soif de l’incréé ne saurait supposer que l’être aimé puisse l’étancher) mais l’amour (Eros) lui même.
Ainsi il ne faut pas lire Lc 7,47 comme « ses péchés sont pardonnés parce qu’elle a beaucoup aimé » mais « le fait qu’elle aime beaucoup est un signe à la mesure du pardon qu’elle a reçu » : il n’est pas évident dans ce passage que les « nombreux » péchés soient liés à la chasteté, mais certains ont tôt fait de croire que l’Eros excuse – voire sanctifie – toute action qu’il cause.
En fait, Eros, loin d’être l’être éternel, est sans doute le plus mortel des quatre amours. L’Eros fait des promesses qu’il ne lui appartient pas de tenir ou qu’il ne peut tenir tout seul.. Il les fait en bonne foi et de manière naturelle.
Mais l’on ne doit pas s’attendre à ce que les sentiments suffisent à garder la flamme allumée. Lorsqu’elle s’éteint, on en est réduit à blâmer l’amour, ou notre partenaire. Comme un parrain, l’Eros prononce des vœux qu’il nous appartient de garder. A nous de continuer l’œuvre d’Eros quand il n’est plus présent.
Charité
L’amour des hommes et l’amour de Dieu.
On a évoqué la rivalité qui pouvait exister entre amours humaines et amour divin, et la tentation des premières de revendiquer la place du second. Pour la plupart d’entre nous, le premier combat se situe entre nous-mêmes et l’autre, non entre l’autre et Dieu.
Il est facile de s’imaginer que, si l’on aime moins notre prochain, c’est parce qu’on apprend à aimer plus Dieu. Et il est dangereux de demander à quelqu’un d’aller au-delà de l’amour humain quand il peine à l’atteindre.
De la douleur causée par la mort de son ami (Confessions IV, 8-10) Augustin déduit qu’il ne faut aimer que Dieu. Il rejoint certes là l’encouragement à bâtir sur le roc, mais y ajoute un brin de stoïcisme qui n’a lui rien d’évangélique : je doute que l’enseignement du Christ ait pour but de me confirmer dans ma préférence naturelle pour un amour à responsabilité limitée. Nous suivons Celui qui a pleuré sur la tombe de Lazare.
Aimer comporte un risque. C’est d’accepter de devenir vulnérable. L’alternative consiste à enfermer son cœur dans un coffre fort d’égoïsme : l’alternative à la tragédie est la damnation. Le seul lieu, hormis le Ciel, où l’on est à l’abri des dangers de l’amour, est l’enfer. C’est comme enterrer le talent car « je sais que tu es un homme dur ».
Reste que nos amours naturelles peuvent être désordonnées. Désordonné ne signifie pas « insuffisamment attentif » ou « trop intense ». Nos amours ne sauraient être trop intenses. Elles le sont en proportion de notre amour pour Dieu. Mais c’est alors dans la petitesse de ce dernier, et non dans l’intensité des premières, que se trouve le désordre. Enfin, ce n’est pas tant l’intensité qui importe, que Celui que nous servons en définitive.
Nous avons été élevés à la dignité de l’amour-don
Dieu est Amour. Mais la description des amours humaines ne suffit pas à savoir qui Il est. L’humble parvient sans doute à une connaissance (par expérience) de Dieu, mais le savant ni même le saint n’atteindront jamais une connaissance (comme savoir) de Dieu. Nous ne pouvons voir la lumière, mais par elle nous voyons toutes choses.
« En ceci consiste l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4,10). Nous ne devons donc pas commencer par la mystique, par notre amour de Dieu, mais par accueillir celui qu’il a pour nous.
Dieu est une plénitude qui désire donner : il donne vie à des créatures superflues uniquement pour les aimer. Au jour de la création, il entrevoyait déjà la Croix.
Dieu a placé en nous amour-don et amour-besoin. L’amour-don nous rapproche de lui par ressemblance : une mère dévouée, un professeur attentif, etc. disent quelque chose de l’amour divin.
Mais Dieu nous donne également une autre forme d’amour-don, qui ne s’oriente pas exclusivement vers l’objet de nos affections naturelles : il peut nous permettre d’aimer le lépreux, le criminel, l’ennemi. Enfin, et c’est un paradoxe, à travers eux il nous permet de manifester pour Lui un amour-don.
Accepter l’amour-besoin
Nous reconnaissons à peine l’Amour que Dieu a pour nous que nous supposons aussitôt que s’il nous aime, c’est sans doute que nous sommes un peu aimables. De là, une manière désordonnée de vouloir « plaire » à Dieu par nous-mêmes.
Nous ne parvenons pas à accepter que si Dieu nous aime, ce n’est pas à cause d’une qualité qui nous serait propre ; nous avons du mal à accepter n’être rien que des créatures.
Nous avons certainement tous besoin, à un moment ou l’autre de notre vie, d’être aimé de cette sorte d’amour complètement gratuit. Mais cet amour, bien que nous en ayons besoin, n’est pas celui que nous souhaitons : nous voulons être apprécié pour votre intelligence, notre beauté, notre générosité, etc.
C’est un choc que de se rendre compte que quelqu’un nous aime de cet amour-là. Dire à quelqu’un qui attend un renouvellement d’Affection, d’Amitié ou d’Eros, « je te pardonne par charité chrétienne » est presque une déclaration de guerre. Ceux qui le disent mentent, à l’évidence, mais ça ne serait pas dit dans l’intention de blesser si, de fait, ce n’était pas blessant.
Qu’il est difficile de recevoir cet amour-là ! Imaginez la détresse d’un jeune marié à qui arrive un accident qui le laisse lourdement handicapé à vie, qui doit apprendre à recevoir, lui qui se préparait à donner…
Seul ce qui est aimable peut être naturellement aimé. Tous ceux qui ont de bons parents ou un bon conjoint peuvent être certains qu’ils sont parfois – et, eu égard à certains traits de caractère, souvent – objets de Charité, qu’ils sont aimés non parce qu’ils sont aimables, mais parce que l’Amour Lui-même habite ceux qui les aiment[4].
On l’a vu, pour avoir toutes les chances d’être sincère, cette Charité doit être cachée, voire nous être cachée au moment où nous la pratiquons. Notre main droite doit ignorer ce que donne notre main gauche.
L’amour-charité est appelé à enrichir nos amours naturelles. Il lui est plus facile de le faire et de prendre leur relai lorsque celles-ci nous font défaut : en cela, il peut être « difficile pour les riches d’entrer dans le Royaume ».
Un troisième don de la charité
Dieu nous donne également par la charité le plus désirable de tous les biens : un Amour d’appréciation envers Lui.
Peut-être, l’expérience de certains ne se révèle-t-elle pas ainsi, mais marque au contraire les contours d’un vide où l’amour de Dieu devrait résider. C’est source d’insatisfaction, mais c’est déjà quelque chose : si nous ne pouvons pas ressentir la présence de Dieu, du moins pouvons-nous ressentir son absence.
C’est un début, comme il est vrai que savoir que l’on rêve, c’est n’être déjà plus totalement endormi.