TDC 095 - Amour conjugal et alliance dans la tradition des prophètes
1. L'épître aux Ephésiens par sa comparaison des rapports entre le Christ et l'Eglise à ceux, conjugaux, entre époux, se réfère à la tradition des prophètes de l'Ancien Testament. Pour l'expliquer, citons ce texte d'Isaïe: "Ne crains rien, car tu n'auras plus à rougir; ne sois pas confuse, car tu ne seras plus déshonorée; au contraire tu oublieras la honte de ta jeunesse et tu ne te souviendras plus de l'opprobre de ton veuvage. Car ton époux est ton créateur; Seigneur des armées est son nom; ton rédempteur est le Saint d'Israël qui s'appelle le Dieu de toute la terre. Telle une femme abandonnée dont l'esprit est affligé, le Seigneur t'a rappelée. "La femme épousée dans la jeunesse, pourrait-elle être répudiée?" a dit ton Dieu. Je t'avais abandonnée pendant un court instant, mais je te reprendrai avec immense amour. Dans un débordement de colère, je t'avais un instant caché ma face; mais avec une bienveillance durable j'aurai pitié de toi, a dit ton rédempteur, le Seigneur. Ce sera pour moi comme aux jours de Noé lorsque j'ai juré que les eaux de Noé n'inonderaient plus la terre: de même je jure de ne plus me mettre en colère contre toi et de ne plus te menacer. Car les montagnes peuvent se déplacer et les collines trembler, mais mon affection ne s'écartera jamais de toi et mon alliance de paix ne faillira pas, a dit le Seigneur qui use de miséricorde envers toi". Is 54,4-10.
2. Dans ce cas-là, le texte d'Isaïe ne contient aucun des reproches adressés à Israël comme à une épouse infidèle, auxquels font si hautement écho les autres textes, ceux d'Osée et d'Ezéchiel en particulier. Grâce à cela transparaît plus clairement le contenu essentiel de l'analogie biblique: l'amour de Dieu-Yahvé envers Israël-peuple élu est exprimé comme l'amour de l'homme-époux envers la femme élue pour être son épouse en vertu du pacte conjugal. C'est ainsi qu'Isaïe explique les événements qui forment le cours de l'histoire d'Israël, remontant au mystère caché, pour ainsi dire, dans le coeur même de Dieu. En un certain sens, il nous conduit dans la même direction où, de nombreux siècles plus tard, nous conduira l'auteur de l'épître aux Ephésiens qui - se basant sur la Rédemption déjà accomplie dans le Christ - dévoilera d'une manière infiniment plus pleine la profondeur de ce mystère.
3. Le texte du prophète a tous les accents de la tradition et de la mentalité des hommes de l'Ancien Testament. Parlant au nom de Dieu et presque avec ses paroles, le prophète s'adresse à Israël comme un époux à l'épouse qu'il a élue. Ces paroles débordent d'amour vrai et ardent et, en même temps, elles mettent en relief tout ce que présentent de spécifique tant la situation que la mentalité propres à cette époque. Elles soulignent que le choix de l'homme arrache la femme au déshonneur qui, suivant l'opinion de la société, semblait inhérent à l'état nubile soit originaire (la virginité) soit secondaire (le veuvage), soit enfin celui qui découle de la répudiation de l'épouse non aimée Dt 24,1 ou éventuellement de la femme infidèle. Toutefois, le texte cité ne fait pas mention de l'infidélité, mais il relève le motif de l'amour miséricordieux (*), indiquant par là non seulement la nature sociale du mariage dans l'Ancienne Alliance, mais aussi le caractère même de don qu'est l'amour de Dieu envers Israël-épouse: don qui provient entièrement de l'initiative de Dieu. En d'autres termes: en indiquant la dimension de la grâce qui depuis l'origine est contenue dans cet amour. Voilà peut-être la plus forte déclaration d'amour de la part de Dieu, liée au solennel serment de fidélité à jamais.
Note (*) - Dans le texte hébreu, nous avons les mots hesed-rahamim qui, plusieurs fois, apparaissent ensemble.
4. L'analogie de l'amour qui unit les conjoints est très nettement relevée dans ce passage. Isaïe dit: "Ton épouse", constituant ainsi un fondement inébranlable à l'Alliance de paix avec lui. C'est ainsi que le motif de l'amour conjugal et du mariage se trouve lié au motif de l'Alliance. En outre le Seigneur des armées se définit lui-même, non seulement créateur, mais aussi rédempteur. Ce texte possède un contenu théologique d'une extraordinaire richesse.
5. Confrontant le texte d'Isaïe avec l'épître aux Ephésiens et constatant la continuité en ce qui concerne l'analogie de l'amour conjugal et du mariage, nous devons en même temps relever une certaine différence d'optique théologique. Déjà, dans le premier chapitre de l'épître, l'auteur parle du mystère de l'amour et de l'élection par lesquels le Dieu Père de notre Seigneur Jésus-Christ embrasse tous les hommes en son Fils, et il en parle surtout comme mystère caché dans le coeur de Dieu. C'est là le mystère de l'amour paternel, mystère de l'élection à la sainteté: pour être saints et immaculés en sa présence" Ep 1,4, et de l'élection à l'adoption comme fils en le Christ "déterminant d'avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ" Ep 1,5. Dans ce contexte, l'analogie au sujet du mariage que nous avons trouvée en Isaïe: "ton époux est ton créateur, Seigneur des armées est son nom" Is 54,5 semble être un raccourci faisant partie de la perspective théologique. La première dimension de l'amour et de l'élection, comme mystère caché depuis toujours en Dieu, est une dimension "paternelle" et non conjugale. Selon l'épître aux Ephésiens, la première note caractéristique de ce mystère reste liée à la paternité même de Dieu, mise particulièrement en relief par les prophètes Os 11,1-4 Is 63,8-9 Is 64,7 Ml 1,7
6. L'analogie de l'amour conjugal et du mariage apparaît seulement quand le créateur, le Saint d'Israël du texte d'Isaïe, se manifeste comme rédempteur. Isaïe dit: "Ton époux est ton créateur; Seigneur des armées est son nom; ton rédempteur est le Saint d'Israël" Is 54,5. Déjà dans ce texte il est, en un certain sens, possible de lire le parallélisme entre l'époux et le rédempteur. Passant à l'épître aux Ephésiens, nous devons observer que précisément cette pensée y est pleinement développée. La figure du rédempteur (*) y est déjà tracée dans le premier chapitre comme figure spécifique de celui qui est le premier "Fils bien-aimé" du Père Ep 1,6, bien-aimé de toute éternité: de celui en qui le Père nous a tous aimés depuis des siècles. Le Fils est de la même substance que le Père, en qui "nous trouvons la Rédemption, par son sang, la mission des fautes, selon la richesse de sa grâce" Ep 1,7. Et c'est ce Fils, en tant que Christ, c'est-à-dire en tant que Messie, qui "a aimé l'Eglise et s'est donné pour elle". Ep 5,25. Note (*) - Bien que dans les plus anciens livres bibliques le rédempteur (en hébreu go'el) signifie la personne obligée à cause des liens du sang à venger le parent tué Nb 35,19, à venir en aide au parent infortuné Rt 4,6 et spécialement à racheter de l'esclavage Lv 25,48, avec l'écoulement des temps cette analogie vint s'appliquer à Yahvé "qui a racheté Israël de sa condition d'esclavage, le libérant de la main de Pharaon, roi d'Egypte" Dt 7,8. -- Particulièrement dans le Deutero-Isaïe, l'accent se déplace de l'action du rachat à la personne du Rédempteur qui sauve personnellement Israël, pour ainsi dire, par sa seule présence et "non pas contre paiement ni contre une récompense". Is 45,13. -- C'est pourquoi le passage du Rédempteur de la prophétie d' Is 54 à l'épître aux Ephésiens a les mêmes motifs que l'application, dans l'épître précitée, des textes du Poème du Serviteur de Yahvé Is 53,10-12 Ep 5,23-26. -- Cette merveilleuse présentation de l'épître aux Ephésiens synthétise et en même temps met en relief les éléments du Poème du Serviteur de Yahvé et du Chant de Sion Is 41,1 Is 53,8-12 Is 54,8.esclavage
Et ainsi, ce don de soi fait à l'Eglise équivaut à l'accomplissement de l'oeuvre de Rédemption. De cette manière le créateur, Seigneur des armées, du texte d'Isaïe devient le Saint d'Israël, du nouvel Israël, en tant que rédempteur. Dans l'épître aux Ephésiens, la perspective théologique du texte prophétique est conservée et, en même temps, approfondie et transformée. Y entrent de nouveaux moments révélés: le moment trinitaire, le moment christologique (**) et enfin le moment eschatologique. Note (**) - Au lieu de la relation Dieu-Israël, Paul introduit le rapport Christ-Eglise appliquant au Christ tout ce qui, dans l'Ancien Testament, se réfère à Yahvé (Adonaï- Kyrios). Le Christ est Dieu, mais Paul lui applique également tout ce qui se réfère au Serviteur de Yahvé dans les quatre Poèmes Is 42 Is 49 Is 50 Is 52-53, interprétés dans le sens messianique durant la période inter-testamentaire. -- Le motif de la tête et du corps n'est pas d'origine biblique mais probablement hellénistique (stoïcienne?). Dans l'épître aux Ephésiens, ce thème a été utilisé dans le contexte du mariage, tandis que dans la première épître aux Corinthiens le thème du corps sert à démontrer l'ordre qui règne dans la société. -- Au point de vue biblique l'introduction de ce motif est une nouveautéau
7. Ainsi donc, en écrivant sa lettre au peuple de Dieu de la Nouvelle Alliance et précisément à l'Eglise d'Ephèse, saint Paul ne répétera pas: " Ton époux est ton créateur ", mais il indiquera de quelle manière le rédempteur qui est le Fils premier-né, de toute éternité le Bien-aimé du Père, révèle en même temps son amour salvifique qui consiste en la donation de lui-même pour l'Eglise, comme amour conjugal avec lequel il épouse l'Eglise et en fait son propre corps. L'analogie des textes prophétiques de l'Ancien Testament (en ce cas-là, principalement ceux du livre d'Isaïe) est ainsi conservée dans l'épître aux Ephésiens et, en même temps, évidemment transformée. A l'analogie correspond le mystère: elle l'exprime et en un certain sens l'explique. Dans le texte d'Isaïe ce mystère est à peine esquissé, comme entrouvert; par contre, dans l'épître aux Ephésiens, il est pleinement dévoilé (sans cesser d'être un mystère, cela s'entend). Dans l'épître aux Ephésiens sont explicitement distinctes la dimension éternelle du mystère en tant qu'il est caché en Dieu, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, et la dimension de sa réalisation historique suivant sa dimension à la fois christologique et ecclésiologique. L'analogie du mariage se réfère surtout à la seconde dimension. Chez les prophètes également (chez Isaïe), l'analogie du mariage se réfère directement à une dimension historique: elle était liée à l'histoire du peuple élu de l'Ancienne Alliance, à l'histoire d'Israël; dans la réalisation vétéro- testamentaire du mystère, la double dimension, christologique et eschatologique, se trouvait seulement à l'état embryonnaire: elle était seulement annoncée. Il est néanmoins évident que le texte d'Israël nous aide à mieux comprendre l'épître aux Ephésiens et la grande analogie de l'amour conjugal du Christ et de l'Eglise.aide
- 22 septembre 1982