TDC 093 - Les bases de la sacramentalité du mariage
1. L'auteur de l'épître aux Ephésiens écrit: "Nul n'a jamais haï sa propre chair; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C'est justement ce que le Christ fait pour l'Eglise: ne sommes-nous pas les membres de son corps?" Ep 5,29-30. Après ce verset, l'auteur estime qu'il est opportun de citer ce qui, dans la Bible tout entière peut être considéré comme le texte fondamental sur le mariage, Gn 2,24
"Voici donc que l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair" Ep 5,31. Du contexte immédiat de l'épître aux Ephésiens il est possible de déduire que la citation du livre de la Genèse est nécessaire ici, moins pour rappeler l'unité des époux définie dès l'origine dans l'oeuvre de la création, que pour présenter le mystère du Christ avec l'Eglise dont l'auteur déduit la vérité sur l'unité des époux. C'est le point le plus important de tout le texte, en un certain sens sa clé de voûte. L'auteur de l'épître aux Ephésiens renferme dans ces paroles tout ce qu'il a dit auparavant en traçant l'analogie et en présentant la ressemblance entre l'unité des époux et l'unité du Christ avec l'Eglise. En rapportant Gn 2,24 l'auteur relève qu'il faut chercher les bases de cette analogie dans la ligne qui, selon le plan salvifique de Dieu, unit le mariage, en tant que la plus antique révélation et manifestation de ce plan dans le monde créé, à la révélation et manifestation définitive, la révélation, donc, que "le Christ a aimé l'Eglise et s'est donné lui-même pour elle" Ep 5,25 conférant à son amour nature et signification nuptiales.
2. Ainsi donc cette analogie qui parcourt Ep 5,22-33 se base en dernier ressort sur le plan salvifique de Dieu. Cela deviendra encore plus clair et plus évident quand nous placerons le passage du texte analysé dans le contexte général de l'épître aux Ephésiens. Alors, on comprendra plus facilement la raison pour laquelle, après avoir cité les paroles du livre de la Genèse, l'auteur écrit: "Ce mystère est grand; je veux dire qu'il s'applique au Christ et à l'Eglise" Ep 5,32.
Dans le contexte global de l'épître aux Ephésiens, et en outre dans le plus ample contexte des paroles de la Sainte Ecriture qui révèlent le plan salvifique de Dieu existant dès l'origine, il faut admettre que le terme mystèrion signifie ici le mystère d'abord caché dans la pensée de Dieu et ensuite révélé dans l'histoire de l'homme. Il s'agit en effet d'un grand mystère, étant donné son importance: ce mystère, en tant que plan salvifique de Dieu pour l'humanité, est en un certain sens le thème central de toute la révélation, sa réalité centrale. C'est ce que Dieu, comme Créateur et Père, désire surtout transmettre à l'humanité par sa Parole.
3. Il s'agissait non seulement de transmettre la Bonne Nouvelle du salut, mais aussi de commencer en même temps l'oeuvre du salut, comme fruit de la grâce qui sanctifie l'homme pour la vie éternelle dans l'union avec Dieu. C'est précisément sur la voie de cette révélation-réalisation que saint Paul met en relief le lien de continuité entre la plus ancienne Alliance que Dieu établit en constituant le mariage déjà dans l'oeuvre de la création, et l'Alliance définitive dans laquelle, après avoir aimé l'Eglise et s'être donné pour elle, le Christ s'unit à elle de manière nuptiale, c'est-à- dire de la manière correspondant à l'image des époux. Cette continuité de l'initiative salvifique de Dieu constitue la base essentielle de la grande analogie contenue dans l'épître aux Ephésiens. La continuité de l'initiative salvifique de Dieu signifie la continuité et même l'identité du mystère, du grand mystère, dans les différentes phases de sa révélation - donc, en un certain sens, de sa manifestation - et en même temps de sa réalisation; dans la phase la plus ancienne du point de vue de l'histoire de l'homme et du salut, et dans la phase de "la plénitude des temps" Ga 4,4.
4. Est-il possible d'entendre ce grand mystère comme sacrement
L'auteur de l'épître aux Ephésiens parle-t-il du sacrement du mariage dans le texte que nous citons? S'il n'en parle pas directement et au sens strict - et il importe ici d'être d'accord avec l'opinion plutôt répandue chez les biblistes et les théologiens - il semble toutefois que, dans ce texte, il parle des bases de la sacramentalité de toute la vie chrétienne et, en particulier, des bases de la sacramentalité du mariage. Il parle donc de la sacramentalité de toute l'existence chrétienne dans l'Eglise et, en l'espèce, du mariage de manière indirecte, mais toutefois de la manière la plus fondamentale possible.
5. Sacrement n'est pas synonyme de mystère (*). Le mystère en effet reste occulté - caché en Dieu lui-même - de sorte que même après sa proclamation ou révélation, il ne cesse de s'appeler mystère et il est également prêché comme mystère. Le sacrement suppose la révélation du mystère et il suppose aussi son acceptation par l'homme grâce à la foi. Toutefois, il est en même temps quelque chose de plus que la proclamation du mystère et l'acceptation de ce mystère au moyen de la foi. Le sacrement consiste dans le fait de manifester ce mystère dans un signe qui ne sert pas seulement à proclamer le mystère, mais aussi à le réaliser dans l'homme. Le sacrement est un signe visible et efficace de la grâce. Par lui se réalise dans l'homme ce mystère caché de toute éternité en Dieu dont Ep 1,9 parle dès les premières lignes, mystère de l'appel à la sainteté de l'homme dans le Christ qui vient de Dieu, et mystère de sa prédestination à devenir fils adoptif. Il se réalise de manière mystérieuse, sous le voile d'un signe; néanmoins ce signe consiste toujours à rendre visible le mystère surnaturel qui agit en l'homme sous son voile.
note (*) Le sacrement, idée centrale de nos considérations, a parcouru un long chemin au cours des siècles. L'histoire sémantique du terme sacrement, il faut la commencer à partir du terme grec mystèrion qui, à vrai dire, signifie encore dans le livre de Judith, les plans militaires du roi ("conseil secret" Jdt 2,2, mais déjà dans Sg 2,22 et dans la prophétie de Daniel, il signifie les plans créateurs de Dieu et la fin qu'il assigne au monde et ne révèle qu'à ses fidèles confesseurs. -- Mystèrion n'apparaît qu'une seule fois dans les Evangiles avec cette signification-là: " A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné" Mc 4,11. Ce terme revient sept fois dans les grandes épîtres de saint Paul et il a son point culminant dans l'épître aux Romains: " ... conformément à l'Evangile que je vous annonce en prêchant Jésus-Christ, révélation d'un mystère enveloppé de silence aux siècles éternels, mais à présent révélé... " Rm 16,25-26. Dans les épîtres suivantes advient l'identification du mystèrion avec l'Evangile Ep 6,19 et même avec Jésus lui-même Col 2,2 Col 4,3 Ep 3,4, ce qui constitue un tournant dans la manière d'entendre le terme; mystèrion n'est plus seulement le plan éternel de Dieu, mais aussi la réalisation sur la terre de ce plan révélé en Jésus-Christ. -- C'est pourquoi, durant la période patristique, on commence à appeler également mystère les événements historiques dans lesquels se manifeste la volonté divine de sauver l'homme. Déjà au IIe siècle, dans les écrits de saint Ignace d'Antioche, de saint Justin et de Méliton, les mystères de la vie de Jésus, les prophéties et les figures symboliques de l'Ancien Testament sont définis par le terme mystèrion.
Au IIIe siècle commencent à apparaître les plus anciennes versions en latin de l'Ecriture sainte dans lesquelles le terme grec est traduit soit par le terme mystèrium soit par le terme sacramentum Sg 2,22 Ep 5,32, probablement en raison d'une explicite séparation des rites mystériques païens et de la mystagogie gnostique néoplatonicienne. -- Toutefois, à l'origine, le sacramentum signifiait le serment militaire que prêtaient les légionnaires romains. Considérant qu'on peut y distinguer l'aspect d'une initiation à une nouvelle forme de vie, un engagement sans réserve, le service fidèle jusqu'à risquer la mort, Tertullien relève ces dimensions dans les sacrements chrétiens du baptême, de la confirmation et de l'eucharistie. Au IIIe siècle, on commence donc à appliquer le terme sacrement soit au mystère du plan salvifique de Dieu dans le Christ Ep 5,32 soit à sa "réalisation" concrète au moyen des sept sources de la grâce, appelées aujourd'hui sacrements de l'Eglise. -- Utilisant les différentes significations de ce terme, saint Augustin appelle sacrements les rites religieux tant de l'Ancienne que de la Nouvelle Alliance, les symboles bibliques et de même la religion chrétienne révélée. Selon saint Augustin tous ces sacrements appartiennent au grand sacrement: le mystère du Christ et de l'Eglise. Saint Augustin influença l'élaboration ultérieure du terme sacrement en soulignant que les sacrements sont des signes sacrés; qu'il y a en eux une ressemblance avec ce qu'ils signifient et qu'ils confèrent ce qu'ils signifient. Il contribua ainsi par ses analyses à élaborer une définition scolastique concise du sacrement: signum efficax gratiae. -- Saint Isidore de Séville (VIIe siècle) souligna ensuite un autre aspect: la mystérieuse nature du sacrement qui, sous les apparences des espèces matérielles, cachent l'action du Saint-Esprit dans l'âme de l'homme. -- Les Sommes théologiques des XIIe et XIII siècles formulent déjà les définitions systématiques des sacrements, mais la définition de saint Thomas a une signification particulière: " Non omne signum rei sacrae est sacramentum, sed solum ea quae significant perfectionem sanctitatis humanae ". -- Depuis lors et par la suite, on entendit exclusivement comme sacrement une des sept sources de la grâce; et les théologiens centrèrent leurs études sur l'approfondissement de l'essence et de l'action des sept sacrements, élaborant de manière systématique les lignes principales contenues dans la tradition scolastique. -- Ce n'est que durant le dernier siècle que l'on a prêté attention aux aspects négligés au cours des siècles, par exemple à sa dimension ecclésiale et à la rencontre personnelle avec le Christ dont fait état SC 59 Toutefois, Vatican II en revient surtout à la signification originaire du sacrement-mystère, appelant l'Eglise "sacrement universel du salut" LG 48, sacrement, c'est-à-dire "signe et instrument de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain" LG 1. -- Le sacrement est compris ici - conformément à sa signification originaire - comme réalisation de l'éternel plan divin relatif au salut de l'humanité.
6. Prenant en considération le passage de l'épître aux Ephésiens ici analysé et en particulier les paroles: "Ce mystère est grand; je veux dire qu'il s'applique au Christ et à l'Eglise" Ep 5,32, nous devons constater que l'auteur de l'épître parle non seulement du grand mystère caché en Dieu, mais encore, et surtout, du mystère qui s'accomplit dans le fait que le Christ qui a aimé l'Eglise par un acte d'amour rédempteur et s'est donné pour elle, s'est par ce même acte, uni de manière nuptiale à l'Eglise, comme s'unissent l'un à l'autre mari et femme dans le mariage institué par le Créateur. Il semble que les termes de l'épître aux Ephésiens justifient de manière suffisante ce que nous lisons au début de LG 1: "L'Eglise est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire le signe et l'instrument de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain". Ce texte de Vatican II dit, non pas l'Eglise est un sacrement, mais est en quelque sorte un sacrement indiquant ainsi que du caractère sacramentel de l'Eglise il faut parler de manière analogique et non pas de manière identique comme nous l'entendons quand nous nous référons aux sept sacrements administrés par l'Eglise, par institution du Christ. Si les bases existent pour parler de l'Eglise comme sacrement, ces bases ont été pour la plupart indiquées précisément dans l'épître aux Ephésiens.
7. On peut dire qu'une telle sacramentalité de l'Eglise est constituée par tous les sacrements grâce auxquels elle accomplit sa mission sanctificatrice. On peut dire en outre que la sacramentalité de l'Eglise est source des sacrements et en particulier du baptême et de l'eucharistie, comme il résulte du passage déjà analysé de Ep 5,25-30. Il importe enfin d'ajouter que la sacramentalité de l'Eglise reste dans un rapport tout particulier avec le mariage, le plus ancien des sacrements.
- 8 septembre 1982