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TDC 039 - Le regard exprime ce qui est dans le coeur

TDC 039 - Le regard exprime ce qui est dans le coeur

Publié par Incarnare le samedi 05/09/2009 - 20:21

1. Nous réfléchissons sur les paroles suivantes de Jésus, tirées du Discours sur la Montagne: "Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur." (... "l'a déjà rendue adultère dans son coeur.") Mt 5,28. Le Christ prononce cette phrase devant des auditeurs qui, sur la base des livres de l'Ancien Testament, étaient, dans un certain sens, préparés à comprendre la signification du regard qui naît de la concupiscence. Mercredi dernier cf. 3/9/80 , nous nous sommes déjà référés aux textes tirés des livres que l'on appelle les livres sapientiaux.
Voici, par exemple, un autre passage dans lequel l'auteur biblique analyse l'état d'âme de l'homme dominé par la concupiscence de la chair: "... Une passion qui flambe comme du feu - elle ne s'éteindra pas qu'elle ne soit consumée - , l'homme qui livre à l'impureté la chair de son corps: il n'aura de cesse que le feu ne le consume; à l'homme impudique, toute nourriture est douce, il ne se calmera qu'à sa mort. L'homme qui pèche sur sa propre couche et dit en son coeur: Qui me voit? L'ombre m'environne, les murs me protègent, personne ne me voit, que craindrais-je? Le Très- Haut ne se souviendra pas de mes fautes." Ce qu'il craint, ce sont les yeux des hommes, il ne sait pas que les yeux du Seigneur sont dix mille fois plus lumineux que le soleil, qu'ils observent toutes les actions des hommes et pénètrent dans les coins les plus secrets ... Il en est de même de la femme infidèle à son mari qui lui apporte un héritier conçu d'un étranger." Si 23,17-19 Si 23,22.

2. De semblables descriptions ne manquent pas dans la littérature mondiale
Note -(cf. par exemple les Confessions de saint Augustin: "Prisonnier, malade de la chair, je goûtais de mortelles délices à traîner ma chaîne. Je craignais qu'elle ne se brisât et je repoussais les paroles de bon conseil qui heurtaient, pour ainsi dire, ma blessure, comme un blessé écarte la main d'un libérateur (...). Ce qui surtout me tourmentait violemment, c'était l'habitude d'assouvir l'insatiable concupiscence." (confessions, livre VI, chap. II, 21,22.) -- "Mais je ne me reposais pas dans la jouissance de mon Dieu: j'étais emporté vers vous par votre beauté et bientôt mon propre poids me tirait loin de vous et j'étais précipité, tout gémissant, aux choses de la terre. Ce poids c'était mes habitudes charnelles." (Confessions, livre VI, chapitre XVII.) -- "Tels étaient mon mal et ma torture. Je m'accusais moi-même plus âprement que jamais, je me retournais et me débattais dans ma chaîne jusqu'à ce que je la brise tout entière. Elle ne me retenait qu'à peine, elle me retenait pourtant. Et vous me pressiez, Seigneur, dans le secret de mon âme et votre sévère miséricorde, redoublant ses coups, me frappait des fouets de la peur et de la honte, afin que je ne m'abandonnasse pas de nouveau, que fut brisée ma mince et légère chaîne et qu'elle ne reprît pas force pour m'enserrer plus énergiquement." (Confessions, livre VIII, chap. XI.) -- Dante décrit cette facture intérieure et la considère comme porteuse de peine: Quand ils arrivent par- devant la ruine / Là grincements, pleurs, lamentations; / Là ils blasphèment la Puissance divine. / J'entendis qu'à ce genre de tourment / Etaient voués tous les pécheurs charnels, / Lesquels soumettent raison à convoitise. / comme étourneaux par leurs ailes portés, / Durant l'hiver, en troupe large et pleine, / Ainsi ce vent fait les esprits mauvais; / De çà, de là, en bas, en haut les mène; / Nulle espérance jamais ne les conforte, / Non de repos, mais d'une moindre peine." (Dante, Divine Comédie, l'Enfer V, 37-43.) -- Quant à Shakespeare, "il a décrit la satisfaction d'un tyrannique désir lascif comme quelque chose qu'il n'y a nulle raison de rechercher et, à peine obtenue, nulle raisons de détester " (C.S. Lewis, The Four Loves, New York 1960, Harcourt, Brace, p. 28.)

Certes, elles se distinguent, pour la plupart, par une plus pénétrante perspicacité dans l'analyse psychologique, par une intensité plus suggestive et une plus grande force d'expression. Toutefois, il existe dans la description biblique du Si 23,17-22 quelques éléments qui peuvent être tenus pour "classiques" dans l'analyse de la concupiscence charnelle. C'est, par exemple, la comparaison entre la concupiscence de la chair et le feu: celui-ci, faisant rage dans l'homme, envahit le corps, y implique les sentiments et, dans un certain sens, prend possession du "coeur". Une telle passion, engendrée par la convoitise de la chair, étouffe dans le "coeur" la voix plus profonde de la conscience, le sens de responsabilité devant Dieu; c'est précisément cela que met en évidence le texte biblique précité. D'autre part, la pudeur extérieure à l'égard des hommes persiste, ou plus exactement un semblant de pudeur qui se manifeste comme crainte des conséquences plutôt que comme peur du mal en soi. En étouffant la voix de la conscience, la passion entraîne l'inquiétude du corps et des sens: c'est l'inquiétude de "l'homme extérieur". Quand elle a réduit l'homme intérieur au silence et conquis pour ainsi dire sa liberté d'action, la passion se manifeste comme une insistante tendance à satisfaire les sens et le corps.
Comme le croit l'homme que domine la passion, cet apaisement devrait éteindre le feu; au contraire, il n'atteint pas les sources de la paix intérieure et il se limite à effleurer le niveau superficiel de l'individu humain. Et ici l'auteur biblique constate justement que l'homme dont la volonté est tendue à satisfaire les sens, ne trouve aucune quiétude ne se retrouve pas lui-même: au contraire, "il se consume". La passion vise à la satisfaction; c'est pourquoi elle émousse la faculté de réfléchir et se soustrait à la voix de la conscience; ainsi, n'ayant en soi aucun principe d'indestructibilité "elle s'use". Soumise naturellement à la dynamique de l'usure, elle tend à s'épuiser. Il est vrai que là où elle est insérée dans l'ensemble des énergies les plus profondes de l'esprit, la passion peut aussi devenir une force créatrice; en ce cas, il faut toutefois qu'elle subisse une transformation radicale. Si, par contre, elle étouffe les forces les plus profondes du coeur et de la conscience (comme cela se voit dans le passage du Si 23,17-22), "elle se consume" et, de manière indirecte, l'homme qui en est la proie se consume également.

3. Quand, dans le Discours sur la Montagne, le Christ parle de l'homme qui "désire", qui "regarde avec désir", on peut présumer qu'il a également sous les yeux les images que ses auditeurs connaissent par la tradition "sapientiale". En même temps, toutefois, il se réfère à chaque homme qui, sur la base de sa propre expérience intime, sait ce que veut dire "désirer", "regarder avec désir". Cette expérience, le Maître ne l'analyse ni ne la décrit comme l'avait fait, par exemple, le Si 23,17-22; il semble supposer, dirais-je, une connaissance suffisante de ce fait intérieur sur lequel il attire l'attention des auditeurs, présents ou potentiels. Est-il possible que l'un ou l'autre de ceux-ci ne sache pas de quoi il s'agit? Si vraiment il n'en savait rien, le contenu des paroles du Christ ne le concernerait pas et il n'est pas d'analyse ni de description capables de le lui expliquer. Si, par contre, il le sait - il s'agît, en effet, dans ce cas d'une science tout à fait intérieure, appartenant au coeur et à la conscience - , il comprendra aussitôt quand ces paroles se réfèrent à lui.

4. Le Christ, donc, n'analyse ni ne décrit ce qui constitue l'expérience du "désir", l'expérience de la concupiscence de la chair. On a même l'impression qu'il ne pousse pas cette expérience dans toute l'ampleur de son dynamisme intérieur, comme c'est le cas, par exemple, dans le texte du Siracide: il semble plutôt s'arrêter au seuil. Le "désir" ne s'est pas encore transformé en action extérieure, il n'est pas encore devenu "acte du corps"; il est jusqu'à présent l'acte intérieur du coeur: il s'exprime dans le regard, dans la façon de "regarder la femme". Toutefois, il le laisse déjà comprendre, il dévoile son contenu et sa qualité essentiels.
Il faut que nous procédions maintenant à une telle analyse. Le regard exprime ce qui est dans le coeur. Le regard exprime, dirais-je, l'homme tout entier. Si l'on considère généralement que l'homme "agit conformément à ce qu'il est" (operari sequitur esse), le Christ veut mettre en évidence, dans ce cas, que l'homme regarde conformément à ce qu'il est: intueri sequitur esse. Dans un certain sens, par le regard, l'homme se révèle à l'extérieur et aux autres: il révèle surtout ce qu'il perçoit à "l'intérieurs".
Note - (L'analyse philologique confirme la signification de l'expression ho blépon ("le regardant" ou "quiconque regardant": Mt 5,28 ). Si blépo de Mt 5,28 a la valeur de perception interne, équivalent a "je pense, je fixe l'attention, je prends soin", plus sévère et plus élevé se révèle l'enseignement évangélique à l'égard des relations "Interpersonnelles" des disciples du Christ. - "D'après Jésus, un regard luxurieux pour faire devenir adultère une personne n'est même pas nécessaire. il suffit aussi d'une pensée du coeur." (M. Adinolfi, "Le désir de la femme dans Mt 5,28" dans Fondamenti biblici della theologia morale. Atti della XII Settimana Biblica Italiana, Brescia 1973, Padeia, p. 279.).

5. Le Christ enseigne donc qu'il considère le regard comme le seuil de la vérité intérieure de l'être. Déjà dans le regard, "dans la façon de regarder", on peut déterminer pleinement ce qu'est la concupiscence. Cherchons à l'expliquer. "Désirer", "regarder avec désir" indique une expérience de la valeur du corps dont la signification sponsale cesse d'être telle en raison même de la concupiscence. Sa signification procréatrice, dont nous avons parlé lors de nos précédentes considérations, cesse également; quand elle concerne l'union conjugale de l'homme et de la femme, cette signification est enracinée dans la signification conjugale du corps et elle en émerge de manière quasi organique. Or, l'homme, "en désirant", "en regardant pour désirer" (comme nous le lisons dans Mt 5,27-28), expérimente de façon plus ou moins explicite l'éloignement de cette signification du corps qui (comme nous l'avons déjà observé dans nos réflexions) est à la base de la communion des personnes: aussi bien en dehors du mariage que - de manière particulière - lorsque l'homme et la femme sont appelés à construire l'union "dans le corps", comme le proclame l'"évangile de l'origine" dans le texte classique de Gn 2,24. L expérience de la signification sponsale du corps est subordonnée particulièrement à l'appel sacramentel, mais ne se limite pas à celui-ci. Cette signification qualifie la liberté du don qui - comme nous le verrons avec plus de précision dans nos prochaines analyses - peut se réaliser non seulement dans le mariage, mais aussi de manière différente.
Le Christ dit: "Quiconque regarde une femme pour la désirer (c'est-à-dire qui la regarde avec concupiscence) a déjà commis, dans son coeur, l'adultère avec elle." ("... l'a déjà rendue adultère dans son coeur".) Mt 5,28. Ne veut-il pas dire ainsi, précisément, que la concupiscence - comme l'adultère - est un détachement intérieur de la signification conjugale du corps? Ne veut-il pas renvoyer ses interlocuteurs à leurs expériences intérieures de ce détachement? N'est-ce pas pour cela qu'il le définit "adultère commis dans le coeur"?

- 10 septembre 1980

 
 

 

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