Qu'est-ce que "le Commencement" ?
La question du sens du mariage est aujourd'hui soulevée par de nombreuses personnes : célibataires, fianciées ou mariées, jeunes et vieux, écrivains, journalistes, sociologues, etc. Leurs problématiques peuvent différer de celle des pharisiens qui interrogent Jésus et sont souvent plus complexes. Pourtant, la réponse de Jésus aux pharisiens est universelle et intemporelle.
Lisons ce dialogue, dans l'évangile de Matthieu1:
Des pharisiens s'approchèrent de lui pour le mettre à l'épreuve ; ils lui demandèrent : « Est-il permis de renvoyer sa femme pour n'importe quel motif ? » [Jésus] répondit : « N'avez-vous pas lu l'Écriture ? Au commencement, le Créateur les fit homme et femme, et il leur dit : 'Voilà pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu'un.' A cause de cela, ils ne sont plus deux, mais un seul. Donc, ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas ! » Les pharisiens lui répliquent : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit la remise d'un acte de divorce avant la séparation ? » Jésus leur répond : « C'est en raison de votre endurcissement que Moïse vous a concédé de renvoyer vos femmes. Mais au commencement, il n'en était pas ainsi.
Unité et indissolubilité
La loi de Moïse autorise le divorce2 comme une concession au péché, en raison de la dureté de notre coeur dit le Christ. Mais Jésus lui-même est l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde3 : ainsi la justification du divorce ne tient plus.
La phrase "que l'homme ne le sépare pas" est décisive, puisqu'à sa lumière, les mots de la Genèse "tous les deux ne feront qu'un" affirment clairement que l'unité et l'indissolubilité du mariage sont au coeur-même du plan de Dieu.4
Mais le Christ ne fait pas qu'user de son autorité pour réaffirmer une norme objective. Il invite ses interlocuteurs à réfléchir sur la beauté du plan originel de Dieu pour en découvrir la beauté. Il sait en effet que, malgré la dureté de nos coeurs qui obscurcit nos jugements, si nous suivons l'écho de la parole dans nos coeurs, c'est à l'intérieur, dans notre subjectivité, que nous découvrons la raison de cette norme objective.
Les deux récits de la création
Dans la Genèse, deux récits de création se suivent, couvrant les trois premiers chapitres. Ils ont été écrits à des époques différentes, par des auteurs différents et apportent un éclairage différent sur l'homme :
- Le récit dit élohiste (car Dieu y est appelé Elohim) situé en Gn 1-2,4 apporte de nombreuses indications métaphysiques (qui présentent la réalité sous l'angle de l'objectivité, comme des faits établis, en insistant sur la cosmogonie ou l'ordre de la création).
L'homme y est la seule créature définie théologiquement c'est à dire en relation avec l'Être même de Dieu. Il est défini à l'image et à la ressemblance de Dieu5 Il semble qu'au moment de créer l'homme et la femme, Dieu marque une pause, une respiration... comme s'il rentrait en lui-même pour prendre une décision, le séparant ainsi du reste de la Création.
Après avoir créé l'homme et la femme, Dieu les bénit, et cette bénédiction prend la forme d'un appel à la pro-création, à participer activement au plan de Dieu et à son alliance d'Amour. Il ne s'agit pas là pour l'homme de la simple réponse à un instinct, comme les animaux, mais de poser un choix libre.
Notons enfin que si la création du monde est une bonne chose aux yeux de Dieu, notre création est très bonne.
- Le récit dit yahwiste (car Dieu y est appelé par le tétragramme ; il est le plus ancien) en Gn 2,5-3,25 apporte une lecture beaucoup plus personnaliste de la création, pénétrant la psychologie de l'homme. Le Pape affirme ainsi qu'il est d'une certaine manière la description la plus ancienne de la compréhension que l'homme a de lui-même et le premier témoignage de la conscience humaine.6
Si le Christ renvoie aux deux récits de la création lorsqu'il dit au commencement, l'exégète personnaliste qu'est Jean-Paul II va s'attacher à commenter plus longuement ce deuxième texte.
Continuité dans la "Rédemption du Corps"
L'Arbre de la connaissance du bien et du mal semble tracer une frontière hermétique entre ce 'temps du commencement' où l'être humain vit sa pleine nature et le 'temps historique' où l'expérience que chacun peut faire est altérée par le péché. N'ayant jamais connu le commencement, il peut nous sembler difficile d'imaginer ce à quoi la vie ressemblait de ce côté-là de la frontière. Jean-Paul II affirme qu'il existe pourtant une continuité essentielle dans l'homme et un lien entre ces deux réalités7 et expliquer plus loin8 qu'il y a en chacun un écho de l'innocence originelle de l'homme, comme un négatif photographique dont le positif est précisément l'innocence originelle.
Ainsi, même si nous n'avons pas connaissance directe de la manière dont notre corps reflète le plan de Dieu, nous pouvons reconstruire cette expérience en passant notre expérience au révélateur pour en retrouver les couleurs.
Pour Jean-Paul II, le péché ne s'explique qu'en relation avec cet écho de notre nature originelle : les termes grec (hamartia) et hébreux (chata' ou khatatha en araméen) qu'on traduit par péché sont des termes qui appartiennent au vocabulaire militaire et désignent pour un archer le fait de manquer sa cible.
De quelle cible parlons-nous ? de l'innocence originelle. Le péché n'est pas une question d'imperfection ou de gestion comptable de fautes, mais de notre réponse à notre vocation : vivre de l'Amour de Dieu et partager la vie divine.
Si dans cette vie, nous subirons toujours les séquelles du péché originel, rappelons nous qu'en Jésus, le Chemin, la rédemption est une réalité.9 Il peut nous amener progressivement à redécouvrir la vie telle que nous étions appelés à la vivre au commencement. Jean-Paul II reviendra continuellement sur cette rédemption du corps annoncée par Saint-Paul10 Nous ne participons pas uniquement à l'histoire du péché, mais également à celle du salut et en tant que créatures libres11, nous devons coopérer avec Dieu pour notre salut.
Révélation et expérience
Notre expérience personnelle peut nous paraître à l'opposé du plan originel de Dieu ainsi révélé. Jean-Paul II insiste toutefois sur le fait que notre expérience peut nous permettre de discerner ce plan, ne serait-ce que parce que c'est corporellement que nous connaissons l'homme et que toute autre manière de procéder nous ferait tomber dans le piège du conceptuel.
Quand Jean-Paul II évoque les "expériences originelles de l'homme", il a plus à l'esprit leur signification profonde qu'une distance temporelle qui nous en sépare. Dans cette vision, l'histoire commence avec la connaissance du bien et du mal et la connaissance de la pré-histoire a comme objectif de savoir qui nous sommes aujourd'hui.
Le langage biblique, selon Jean-Paul II, est mythique, ce qui ne signifie pas que ce texte serait le fruit de l'imagination humaine, mais simplement qu'il est une manière archaïque de signifier un contenu plus profond. Reconnaissant que notre nature originelle est un mystère, elle n'est exprimable que par le biais de symboles, de mythes et de métaphores.
Trois expériences originelles sont décrites par Jean-Paul II : la solitude originelle, l'unité originelle et la nudité originelle. Elles font l'objet des trois prochains chapitres.
- 1. Mt 19,3-8
- 2. cf. Dt 24,1-4
- 3. Jn 1,29
- 4. TDC 1,3
- 5. Gn 1,26
- 6. TDC 3,1
- 7. TDC 4,1
- 8. TDC 55,4
- 9. comme le dit le chant anglosaxon : There is Power in the Blood of the Lamb
- 10. cf. Rm 8,23 - Note : pour les catholiques, préférez la traduction de la Bible de Jérusalem, rédemption du corps, à celle de la Bible de la Liturgie, délivrance du corps, qui nous emmène tout droit vers l'hérésie du manichéisme...
- 11. TDC 4,3