La perfection et la sainteté
Le battage médiatique autour de la proclamation des vertus héroïques de Pie XII et la controverse autour de sa possible béatification révèle un contre-sens total de notre société par rapport à la sainteté. Un exemple flagrant en est ce billet de Philippe Bilger1 qui, s'il reconnaît que l'attitude de Pie XII avait pour but de privilégier l'action concrète -et discrète- à la prise de parole ostentatoire et inefficace2, soutient toutefois que le rôle d'un Pape est plus d'incarner la "pureté surhumaine d'Antigone" que le pragmatisme de Créon. Esprit retors, le haut magistrat cite avec délectation comme exemple à suivre.. le Pape Benoît XVI qui en signant ce décret, agit selon ses convictions en ignorant la critique.
La sainteté est-elle affaire de perfection ?
On pourrait le croire : après tout, l'Église ne parle-elle pas de vertus héroïques ? La lecture de certaines vie de saints, souvent rédigées dans un style hagiographique propre à une époque, donne des saints une image idéalisée voire complètement désincarnée. Dernier argument, mais non des moindres, chacun de nous a entendu parler de perfection chrétienne, terme qui doit son origine à l'appel que Jésus nous lance3 : « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait »
Label de perfection, la sainteté ? Certainement pas ! Ce serait oublier que le Christ a confié la gouvernance de l'Église à Pierre, un type qui l'a trahi par trois fois, coup sur coup4. Paul, à qui a été confiée l'évanglisation des païens, a passé une grande partie de sa vie à persécuter les chrétiens ; même après sa conversion, il se dit lui-même imparfait5. C'est d'ailleurs Paul nous donne une première définition de la sainteté :
Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi, et il m'a dit: Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. C'est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses, pour Christ; car, quand je suis faible, c'est alors que je suis fort.
Pardonne-nous nos offenses.. pour quitter une vision comptable du Royaume des Cieux
Que révèle notre insistance sur la perfection ? En réalité, elle s'appuie sur deux idées fausses : d'abord celle qui consiste à croire que l'on peut se justifier soi-même, gagner le paradis par ses propres mérites. Chacun de nous, avec quatre secondes d'introspection6 pour se rendre compte que nous n'avons pas toujours suivi le bien. Ensuite, l'idée que le salut est une récompense. La sainteté et le paradis ne sont pas la conséquence (l'exécution d'une sorte de contrat moral avec Dieu) d'une vie passée à aimer son prochain, ils en sont l'exacte définition.
Comment tolérer que l'Église ait fait de ces hommes manifestement pécheurs ses saints, des modèles pour tout chrétien ? Si vous avez été à l'église, vous avez sans doute entendu prononcer cette formule : « haïr le péché et aimer le pécheur ». Elle fait partie des phrases tellement entendues qu'on ne sait plus bien ce qu'elles veulent dire et certains la rejettent comme encourageant le relativisme moral. Il nous est clairement difficile -voire malsain- d'aimer quelqu'un qui nous fait du mal.
Cependant, il est une personne à laquelle nous appliquons cette maxime sans aucun état d'âme... nous-mêmes ! Même si nous haïssons le mal que nous faisons, nous gardons pour nous-mêmes une certaine estime. Mieux, c'est parce que nous nous aimons nous-mêmes que le mal que nous faisons nous est insupportable. Finalement, c'est exactement ce que le Christ nous propose de vivre avec les autres : « aime ton prochain comme toi-même » disait la loi de Moïse. La prière que Jésus nous recommande de faire au Père n'est pas "rend moi parfait afin que je puisse conspuer mon prochain pour son imperfection"7 mais « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ».
(Se) Savoir aimer, ne rien faire qu'apprendre, apprendre à aimer
Une manière confortable d'éviter de regarder de trop près son propre péché... c'est de ne pas s'aimer soi-même. En développant cette haine de soi, on en vient à considérer le péché comme la norme, comme faisant partie intégrante de notre nature et non comme étant une distorsion d'une nature profondément bonne. L'antidote est l'amour de Dieu : c'est parce que Dieu nous aime que nous pouvons nous aimer8 .
L'apôtre Jean nous livre la deuxième définition de la sainteté : se savoir aimé de Dieu. Il l'a tellement bien compris qu'il s'appelait lui-même le disciple que Jésus aimait ! Lorsqu'on sait à quel point Dieu nous aime9, on peut appliquer le commandement du Christ : s'aimer les uns les autres, comme il nous a aimés10.
La perfection chrétienne : la mesure de l'amour, c'est d'aimer sans mesure
Concrètement, c'est simple11 : il s'agit d'apprendre à donner sa vie12. C'est dans le don de sa vie que l'amour atteint sa perfection.
On retrouve donc la perfection qu'on avait abandonnée au départ, mais renouvelée. Et cette nouvelle perfection, nous dit Jean13, fait que nous ne craignons pas le jugement : Dieu, en effet, ne fait pas peser au-dessus de nous une épée de Damoclès, mais il nous donne au contraire la grâce nécessaire pour venir à lui librement, et joyeusement !
Le jugement des hommes, peu ajusté
Les journalistes qui font le procès de Pie XII doivent bien comprendre ceci : la question qui sera posée lors du procès de béatification n'est pas "l'action et les paroles du pape Pie XII ont-elles atteint l'optimum de l'efficacité ?" (question qui ne peut exister qu'a posteriori) mais "Eugène Pacelli a t-il cherché sincèrement à donner sa vie pour ses prochains, en faisant tout son possible et en s'en remettant à Dieu pour le reste ?"
Ils manquent sérieusement d'introspection, ceux qui crucifient médiatiquement un homme, sans connaître ni l'immense responsabilité qui était la sienne, ni l'étendue -ou les limites- des talents que Dieu lui avait confiés pour mener sa tâche à bien14. Ils se donnent bonne contenance15 à peu de frais.
Je vous quitte avec un passage de l'évangile de Luc (chapitre 6, versets 37 et suivants) :
37 Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés.
38 Donnez, et vous recevrez : une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans votre tablier ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. »39 Il leur dit encore en paraboles : « Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous deux dans un trou ?
40 Le disciple n'est pas au-dessus du maître ; mais celui qui est bien formé sera comme son maître.41 Qu'as-tu à regarder la paille dans l'oeil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton oeil à toi, tu ne la remarques pas ?
42 Comment peux-tu dire à ton frère : 'Frère, laisse-moi retirer la paille qui est dans ton oeil', alors que tu ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Esprit faux ! enlève d'abord la poutre de ton oeil ; alors tu verras clair pour retirer la paille qui est dans l'oeil de ton frère.43 Jamais un bon arbre ne donne de mauvais fruits ; jamais non plus un arbre mauvais ne donne de bons fruits.
44 Chaque arbre se reconnaît à son fruit : on ne cueille pas des figues sur des épines ; on ne vendange pas non plus du raisin sur des ronces.
45 L'homme bon tire le bien du trésor de son coeur qui est bon ; et l'homme mauvais tire le mal de son coeur qui est mauvais : car ce que dit la bouche, c'est ce qui déborde du coeur.46 Et pourquoi m'appelez-vous en disant : 'Seigneur ! Seigneur !' et ne faites-vous pas ce que je dis ?
47 Tout homme qui vient à moi, qui écoute mes paroles et qui les met en pratique, je vais vous montrer à qui il ressemble.48 Il ressemble à un homme qui bâtit une maison. Il a creusé très profond, et il a posé les fondations sur le roc. Quand est venue l'inondation, le torrent s'est précipité sur cette maison, mais il n'a pas pu l'ébranler parce qu'elle était bien bâtie.
49 Mais celui qui a écouté sans mettre en pratique ressemble à l'homme qui a bâti sa maison à même le sol, sans fondations. Le torrent s'est précipité sur elle, et aussitôt elle s'est effondrée ; la destruction de cette maison a été complète. »
- 1. qui s'y connaît en matière de culpabilité et d'innocence, puisqu'il est avocat général près la cour d'appel de Paris et a plaidé de nombreuses fois en cour d'assises
- 2. voire contre-productive, comme en attestent les déportations massives en Hollande
- 3. Mt 5,48
- 4. et qui, à peine rehabilité, se mêle de ce qui ne le regarde pas, cf. Jn 21:21
- 5. cf 2Co 12,7
- 6. il n'en a pas fallu plus aux plus âgés de ceux qui s'attroupaient, croyant qu'ils assisteraient à la condamnation par Jésus puis à la lapidation de la femme adultère
- 7. d'ailleurs si nous étions vraiment dans la perfection de l'amour, il ne nous viendrait pas à l'esprit de conspuer le prochain
- 8. Nous aimonsparce que Dieu lui-même nous a aimés le premier. cf. 1Jn 4,19
- 9. 1Jn 4,9 : Voici comment Dieu a manifesté son amour parmi nous :Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui
- 10. 1Jn 4,21 : Et voici le commandement que nous avons reçu de lui :celui qui aime Dieu,qu'il aime aussi son frère
- 11. mais il faut bien une vie et la grâce de Dieu pour y arriver
- 12. 1Jn 3,16 : Voici à quoi nous avons reconnu l'amour :lui, Jésus, a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères
- 13. 1Jn 4, 17 : Voici comment l'amour, parmi nous, atteint sa perfection :il nous donne de l'assurance pour le jour du jugement.Car ce que nous sommes dans ce mondeest à l'image de ce que Jésus est lui-même.Il n'y a pas de crainte dans l'amour,l'amour parfait chasse la crainte ;car la crainte est liée au châtiment,et celui qui reste dans la crainten'a pas atteint la perfection de l'amour.
- 14. 1Jn 3,1 : Voyez comme il est grand, l'amour dont le Père nous a comblés :il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu- et nous le sommes. Voilà pourquoi le monde ne peut pas nous connaître :puisqu'il n'a pas découvert Dieu.
- 15. et peut-être bonne conscience, mais je doute qu'ils parviennent à se tromper eux-mêmes longtemps