Mélange des genres
La chronique que Baroque a consacrée sur le site de Témoignage Chrétien à la récente polémique sur l'avènement des théories du genre dans les manuels de SVT a le grand mérite de mettre en évidence - et parfois le travers d'illustrer - la confusion qui règne dans ce débat.
Il est évident que la force des convictions de chacun autant que l'enjeu social n'incitent pas à l'écoute sereine de l'autre, et poussent parfois à la parodie pour convaincre. Mais l'adhésion ainsi emportée ne saurait satisfaire ni perdurer et il apparaît important de clarifier ce qui peut l'être.
L'ambiguïté du terme "gender"
A l'origine, un outil intellectuel pour repenser la relation homme - femme
L'intuition première des gender studies est que la répartition des rôles entre les individus n'est pas une conséquence immédiate ou naturelle de leur sexe, mais qu'on peut définir une notion de genre, comme "catégorie sociale appliquée à un corps sexué", pour reprendre Scott citée par Baroque. En clair : ce n'est pas parce que Monsieur a un pénis qu'il partirait à la chasse et que Madame n'en a pas qu'elle garderait la grotte.
A l'heure où certains pays nordiques instaurent un congé parental pour les pères, nul ne songerait à le nier (et ceux qui le feraient tout de même ne mériteraient pas qu'on s'y attarde). Ces études ne nient pas la différence homme-femme, mais simplement l'idée qu'elle définirait "qui porte la culotte" ou même que la culotte dût être portée.
Cette prise de conscience a donné lieu à nombre d'études remarquables et c'est certainement l'affection1 qu'il a pour celles-ci qui conduit Baroque à faire mine d'ignorer un deuxième mouvement qui s'est greffé sur le premier et est en passe de le submerger.
Le gender dans la déconstruction
Sous prétexte qu'il existe en chacun un processus de sexualisation, c'est-à-dire de construction de son être-homme ou être-femme2, certains ont cru pouvoir en déduire que le sexe biologique ne serait qu'une contingence, un détail entre les jambes qu'on pourrait ignorer, pour se re-définir à loisir.
Mais il n'est pas besoin de ce gender pour récuser une vision étriquée des rapports homme / femme qui se réduit à "Moi Tarzan, toi Jane" : le bon sens suffit.
Cette évolution peut s'expliquer historiquement car, dans un monde construit sur un rapport de domination et sur des stéréotypes de l'homme et de la femme (dont il n'est pas encore pleinement guéri !), la seule manière pour Madame de sortir de la grotte serait de se greffer un pénis, même symbolique.
Paradoxalement, c'est donc au moment même où cette vision nie le plus la différence sexuelle qu'elle la reconnaît implicitement - même si en négatif, puisqu'elle a encore besoin des catégories du masculin et du féminin pour mieux les nier. Selon cette vision, en effet, la femme ne peut être qu'un homme comme les autres (et le rapport de domination reste la norme).
Henry Le Barde (qui s'est d'ailleurs fendu d'un billet sur le sujet) propose en commentaire au papier de Baroque une alternative originale à cette version du gender :
Postulons donc qu’il y a :
- un sexe déterminable et déterminé (et incontestable)
- un genre qui n’a rien à voir et auquel coller une dichotomie masculin/féminin est vide de sens. Au fond, le « genre » ne serait-il pas, plutôt que binaire, infini et finalement synonyme de ce qu’on nomme couramment la « personnalité » ?`
Ainsi donc, le terme de genre a pris deux sens radicalement différents (et une multitude de sens intermédiaires) qui rendent difficile tout échange, d'autant plus que les promoteurs du gender version "hard" font tout pour opérer un glissement sémantique de l'un à l'autre. A l'ONU, le Saint-Siège a ainsi refusé de signer un texte dont il partageait pourtant les objectifs, car le terme genre y était tellement ambigu qu'il avait changé de sens au cours des débats. Le Fonds des Nations Unies pour les Populations est coutumier du fait.
Les positions de l'abbé Grosjean et celles de Baroque ne sont donc pas inconciliables : elles n'ont simplement pas le même objet.
Quand le gender nie la différence sexuelle
Contrairement à ce qu'affirme Baroque, cette interprétation n'est pas le fruit de l'imagination de l'abbé Grosjean : pour preuve, le Népal adoptait la semaine dernière la création d'un troisième genre3 tandis que des parents canadiens ont déclaré "vouloir laisser sa liberté à leur enfant en ne révélant pas son sexe à leur entourage".
Cette négation de la réalité biologique de la personne au nom de sa liberté est délétère : le deuxième article donne ainsi la parole à deux psychiatres accompagnant des personnes en recherche de leur identité sexuelle. Tous deux affirment que cette identité est largement biologique et fixée dès le plus jeune âge.
Les études sur le genre posent souci lorsqu'elles essaient de revenir à la réalité biologique pour tenter de la saper. Elle se privent alors de leur assise et deviennent ainsi pure théorie, sans rapport avec l'expérience. Lorsqu'elles le font sous couvert de scientificité, on est en droit d'exiger qu'elles restent dans leur champ de compétence (la sociologie). C'est d'ailleurs l'objet de la lettre ouverte (inhabituellement mesurée) publiée par Christine Boutin.
Le genre, la nature, l'arbitraire et la liberté
Quand Baroque écrit qu'à la naissance, "un médecin nous classe en fonction de notre apparence physique", il commet à mon sens une double confusion :
- d'abord, le mot apparence suppose que le corps n'est qu'un coquille vide, que l'être qui naît aurait pu aussi bien être de l'autre sexe.
- mais surtout, le début de la phrase sous-entend que le médecin poserait là un choix arbitraire. Or, six milliards d'humains passeraient devant le berceau que pas un ne poserait un choix contraire.
- Et cette reconnaissance naturelle ne disparaît pas avec l'âge : si j'entrais aujourd'hui dans des toilettes pour femmes, j'aurais beau prétendre que, malgré mes poils et mes testicules, je me sens femme, que je me ferais tout de même traiter de pervers, non sans raison.
Ainsi, si l'on devient homme, c'est que l'on devient ce que l'on est ! Il ne s'agit pas d'une destinée qui porte atteinte à ma liberté, mais d'une vocation à accomplir. Cette vocation n'est pas un déterminisme qui enferme, mais un cadre qui stimule la créativité et permet le développement de la personnalité. Rien ne s'oppose, dans cette vision, à l'idée que la manière d'être homme ou femme varie dans le temps où l'espace4.
Si donc "la nature est muette" comme l'affirme Baroque, elle l'est avant tout pour ceux qui se refusent à l'écouter5. Ceux-ci se voudraient libres de toute détermination ; n'être les créatures que d'eux-mêmes. C'est dans ce sens que Fabrice Hadjadj6, citant Hannah Arendt, voit dans cette théorie un "refus de naissance". Le corps nous rappelle que nous ne venons pas de nous-mêmes, et que nous ne sommes pas tout : "Pour être un homme 'auto-fondé', il faut se délivrer de l'origine sexuelle".
Pour ceux-là, toute différence de traitement fondée sur le sexe est nécessairement discriminatoire puisque seule compte pour eux leur volonté. Les couples homosexuels ne peuvent concevoir ? C'est la nature qui est mal faite et qu'il faut corriger.
Genre et histoire
Enfin, l'ami Baroque ose un parallèle entre l'origine socio-historique des genres et la vie chrétienne :
Au contraire, précisément, la théorie du genre permet de prendre conscience que tout ce que nous prenons pour des évidences est en fait le résultat d’un lent processus, auquel ceux qui nous ont précédé ont contribué. En tant que chrétien, la lecture que j’en fais est la suivante : nous ne serions pas ce que nous sommes, nous n’aimerions pas comme nous aimons si le Christ ne s’était pas incarné – et ceux qui ne sont pas chrétiens admettront volontiers qu’ils n’aimeraient pas comme ils aiment si un certain Jésus de Nazareth n’avait pas donné certains enseignements il y a deux mille ans.
Oui. Mais. La parole du Christ n'est pas rentrée dans l'Histoire comme celle de Marx ou Freud. Si ces paroles placées dans l'histoire sont rentrées dans l'Histoire, c'est qu'elles faisaient référence à notre nature la plus profonde. Le Christ en appelle "au commencement".
Pour poursuivre :
- Un billet de Nicolas Mathey
- "La profondeur des sexes" de Fabrice Hadjadj
- 1. toute compréhensible pour un Normalien, qui refuse de sacrifier l'original à la parodie
- 2. et par là de son n'être-pas-tout, de son être-pour-autrui
- 3. vu la photo sur cet article, ce "troisième genre" ne semble pas tant une création originale qu'un vulgaire pastiche des deux autres
- 4. quoi que l'exemple de la Papouasie soit malheureux... puisque l'ontologie locale veut que la femme allaite le cochon, qui lui est supérieur : on est loin de l'égalité homme-femme !!
- 5. J'ajoute que l'argument est savoureux puisque de nombreux homosexuels affirment ne pas avoir le choix, précisément que leur orientation est définie dans leur nature...
- 6. dans La Profondeur Des Sexes