La mangeoire et le tabernacle
Selon là où l'on participe à la messe de Noël, la mangeoire peut prendre des sens complètement différents (quoique pas nécessairement opposés), selon l'interprétation qu'en font la communauté chrétienne et son pasteur : les tenants d'un socialisme chrétien y voient une illustration de l'appel à soutenir les pauvres, parfois dans la lutte des classes1 et fustigent la richesse des tabernacles qui demeurent dans nos églises ; d'autres n'y voient qu'un facheux incident, atteinte à la dignité du Christ, qu'il s'agit de corriger (dans une liturgie toujours plus enrichie, donc). Je crois que ces deux positions, a priori incompatibles, peuvent se réconcilier si l'on contemple la mangeoire comme le premier tabernacle.
Le Christ se fait pauvre parmi les pauvres en rejoignant l'humanité dans le parfait dénuement : dans ce sens, il est alors bon de nous rappeler qu'Il a voulu conférer la même dignité au pauvre -celui qui quête à la porte de notre église- qu'à nous-mêmes ; la pauvreté -du moins une certaine sobriété- peut faciliter la reconnaissance du Christ dans nos vies : les bergers arrivent à l'étable bien avant les mages... chargés de présents. « Tout être humain est important [...] chacun compte, chacun a du prix aux yeux de Dieu », dit Jean Vanier.
Manifestement, si les premiers comme les seconds avaient "revêtu l'habit de noces"2, celui-ci ne se mesure pas aux dorures de leur parure. Mais alors, la pauvreté que revêt le Christ va sans doute plus loin que la pauvreté matérielle : ce Christ dans sa mangeoire (et aujourd'hui, le pauvre dans la rue) nous rappelle notre propre pauvreté, intérieure celle-là. C'est l'amour que nous ne savons pas accueillir. Le monde ne l'a pas reconnu, disait Jean.
C'est là que réside notre vraie pauvreté, dans le dessèchement de nos coeurs ; ce pauvre que nous n'accueillons pas nous irrite parce qu'il nous revêle notre difficulté à accueillir. Plus fondamentalement, il nous montre notre incapacité à nous dépouiller, nous déposséder de nous-mêmes pour nous laisser accueillir. L'accueil du pauvre est la conséquence d'un coeur humble. L'erreur de la théologie de la libération est ici : elle n'est pas une antithèse du catholicisme mais sa réduction. Car elle vise, au nom de l'évangile, la création d'un système social parfait : or, aucun système n'a jamais aimé, aussi parfait soit-il. Le soin du prochain est important mais illusoire s'il n'est pas le fruit d'une conversion du coeur.
J'ai souvent été touché, en allant participer à la messe dans les communautés les moins favorisées, de l'attention que ses membres portaient à la richesse de la liturgie ; pas de la même manière que dans les paroisses riches, toutefois. Elles me font penser à cette femme qui verse sur la tête de Jésus non pas une goutte de parfum mais la bouteille entière, l'équivalent d'une année de salaire, nous dit-on et essuie ses pieds avec ses cheveux. Ce geste, démesuré pour nous -qui, quoique riches, comptons facilement chaque euro versés à la quête- témoigne de la reconnaissance de l'infinie transcendance du Christ. Dans ces paroisses pauvres, on a conscience que le plus beau tabernacle sera toujours indigne de la présence réelle de Jésus, mais on le pare des plus beaux atours, en parant ainsi son coeur du vêtement de noce. Elle sera beaucoup pardonnée, car elle a beaucoup aimé dit le Christ, qui selon Jean apparaît également en premier à cette femme.
L'opulence du matériel liturgique est parfois critiquée -avec raison, s'il s'agit de faire un concours de magnificence, où chaque communauté regarde avec envie l'ostensoire ou le ciboire de la voisine- et je crois que c'est dû à l'histoire : on avait compris qu'il était bon pour la santé de l'âme que de donner ; donner à l'église, qui prenait3 soin des pauvres, paraissait l'évidence. Mais on a parfois fait un raccourci entre le don d'argent à l'église et le salut de l'âme (via les indulgences) sans nécessairement passer par l'étape de l' "humilité salvatrice, de l'Amour". On a parfois joué à cet homme riche satisfait d'avoir donné sa bourse superflue et dont Jésus affirme que la pauvre veuve a donné plus que lui.
S'arrêter à ces critiques serait dommageable, car il est possible, ce tabernacle qui par ses enluminures, nous rappelle que nous ne sommes pas plus dignes de la mangeoire, demeure temporelle que l'humanité pauvre offre à Celui qui l'accueillera un jour dans Sa demeure éternelle. Que la simplicité de l'hostie dans ce tabernacle, de l'enfant dans la mangeoire, nous donne de contempler l'humilité de Dieu. « Contemplez, frères, l'humilité de Dieu et ouvrez-lui vos coeurs; humiliez-vous, vous aussi, afin qu'il vous exalte. Rien de ce qui est vôtre, ne le gardez pour vous, afin qu'il vous reçoive tout entiers, celui qui s'est livré pour vous. »4
- 1. c'est l'idée des théologiens de la libération, n'est-Il pas venu donner aux captifs la délivrance
- 2. cf. Mt 22,1-14
- 3. et prend toujours
- 4. Saint François, cité par le P. Cantalamessa