TDC 109 - Ce que le Cantique des Cantiques nous apprend sur l'amour humain
Pendant l'Année Sainte j'ai suspendu l'étude du thème de l'amour humain dans le plan divin. Maintenant je voudrais conclure ce sujet par quelques considérations portant particulièrement sur l'enseignement d'Humanae Vitae, en y ajoutant quelques réflexions au sujet du Cantique des Cantiques et du livre de Tobie. Il me semble en effet, que ce que j'entends exposer les prochaines semaines constitue comme le couronnement de toutes mes explications antérieures.
1. Le thème de l'amour conjugal qui unit l'homme et la femme rattache en un certain sens cette partie de la Bible à toute la tradition de la " grande analogie " qui, à travers les écrits des prophètes, s'est déversée dans le Nouveau Testament et, en particulier, dans l'épître aux Ephésiens Ep 5,21-23 dont j'ai suspendu le commentaire au début de l'Année Sainte.
Le Cantique a fait l'objet d'un grand nombre d'étude exégétiques, de commentaires et d'hypothèses. Quant à son contenu, en apparence profane, les positions ont été diverses tandis que, d'une part, on a souvent déconseillé la lecture, d'autre part il a été la source où les plus grands écrivains mystiques ont puisé, et les versets du Cantique des Cantiques ont été insérés dans la liturgie de l'Eglise.
note "Il faut donc prendre simplement le Cantique pour ce qu'il est manifestement: un chant d'amour" Cette phrase de J. WINANDY O.S.B exprime la conviction d'exégètes de plus en plus nombreux (J WINANDY, Le Cantique des Cantiques, poème d'amour mué en écrit de Sagesse, Maredsous, 1960, p. 26). - M. DUBARLE ajoute: "L'exégèse catholique, qui a parfois fait appel au sens évident des textes bibliques pour des passages de grande importance dogmatique, ne devrait pas l'abandonner à la légère quand il s'agit du Cantique". Se référant à la phrase de G. GERLEMAN, DUBARLE poursuit: "Le Cantique célèbre l'amour de l'homme et de la femme sans y joindre aucun élément mythologique, mais en le considérant simplement à son niveau et dans sa spécificité. Il s'y trouve implicitement, sans insistance didactique, l'équivalent de la foi yahviste, car les forces sexuelles n'étaient pas placées sous le patronage des divinités étrangères et n'étaient pas attribuées à Yahvé lui-même qui apparaissait comme transcendant ce cadre". Le poème était donc en harmonie tacite avec les convictions fondamentales de la foi d'Israël. - "La même attitude ouverte, objective, non expressément religieuse en présence de la beauté physique et de l'amour sexuel, se retrouve dans quelques passages du document yahviste. Ces diverses ressemblances montrent que le petit livre ne se trouve pas tellement isolé dans l'ensemble de la littérature biblique comme on l'affirme parfois" (A. M DUBARLE, "Le Cantique des Cantiques dans l'exégèse récente" dans Aux grands carrefours de la Révolution et de l'exégèse de l'Ancien Testament, Recherches bibliques, VIII, Louvain, 1967, p.149 - 151)
2. En effet, même si l'analyse du texte de ce livre nous oblige à placer son contenu hors du cadre de la grande analogie prophétique, il n'est toutefois pas possible de la détacher de la réalité du sacrement primordial. On ne peut le méditer qu'en s'inspirant de ce qui est écrit dans les premiers chapitres de la Genèse, comme témoignage de l'origine - de cette origine à laquelle le Christ se réfère dans son entretien décisif avec les pharisiens Mt 19,4 (Cela n'exclut pas, évidemment, la possibilité de parler d'une "signification plus pleine" dans le Cantique des Cantiques. - Voir par exemple: "les amants dans l'extase de l'amour semblent occuper et remplir tout le livre, comme seuls personnages (...) C'est pourquoi, sains Paul lisant les paroles de la Genèse 'voici donc que l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront plus qu'une seule chair' ne nie pas le sens réel et immédiat des paroles qui se réfèrent au mariage humain; mais, à ce premier sens, il en ajoute un autre, plus profond, avec une application immédiate: "Ce mystère est de grande portée; je veux dire qu'il s'applique au Christ et à l'Eglise" Ep 5,31-32 - "Quelques lecteurs du Cantique des Cantiques ont cru voir dans ces versets un amour désincarné. Ils ont oublié les amants, ou ils ont été pétrifiés en fictions, sur un plan purement intellectuel (...) ils ont multiplié les infimes correspondances allégoriques dans quelques phrases, paroles ou images (...). Ce n'est nullement le bon chemin (...). Qui ne croit pas à l'amour des époux, qui doit demander pardon pour le corps, ceux-là n'ont pas le droit de l'élever (...). Avec l'affirmation de l'amour humain il est par contre possible d'y découvrir la révélation de Dieu" ( L. Alonso SCHÖKEL, "Cantico dei Cantici Introduzione"dans la Biblia, Paroles de Dieu écrites pour nous, texte officiel de la C.E.I, volume II, Turin, Marietti, 1980, p.425-427)
Le Cantique des Cantiques se trouve certainement dans le sillage de ce sacrement où, par le langage du corps, se constitue le signe visible de la participation de l'homme et de la femme à l'alliance de la grâce et de l'amour que Dieu offre à l'homme. Le Cantique des Cantiques démontre la richesse de ce langage dont la première expression se trouve déjà dans la Gn 2,23-25.
3. Dès les premiers versets, le Cantique nous introduit immédiatement dans le climat de tout le poème, où l'époux et l'épouse semblent se mouvoir dans le cercle tracé par le rayonnement de l'amour. Les paroles des époux, leurs mouvements, leurs gestes correspondent à la démarche intérieure des coeurs. C'est uniquement à travers le prisme de cette démarche qu'il est possible de comprendre le langage du corps dans lequel se réalise cette découverte à laquelle le premier homme donna expression devant celle qui avait été créée "comme aide qui soit semblable à lui" Gn 2,20-23 et qui, comme le précise le texte biblique, avait été tirée d'une de ses côtes (la "côte" semble aussi indiquer également le coeur)
Cette découverte - déjà analysée en nous basant sur Genèse 2, - se revêt dans le Cantique des Cantiques de toute la richesse du langage de l'amour humain. Ce que le chapitre 2 de la Genèse exprime en peu de mots Gn 2,23-25 simples et essentiels, se développe ici comme un ample dialogue ou, plutôt, comme un duo où les paroles de l'époux s'entrelacent à celles de l'épouse et se complètent l'un l'autre. Les premières paroles de l'homme Gn 2,23, à la vue de la femme que Dieu a créé, expriment la stupeur et l'admiration, et même le sentiment de séduction. Et une même fascination - qui est stupeur et admiration - coule sous une forme plus ample à travers les versets du Cantique des Cantiques. Elle coule en ondes paisibles et homogènes du début à la fin du poème.
4. Même une analyse sommaire du Cantique des Cantiques permet de se rendre compte que le langage du corps s'exprime dans cette séduction réciproque. Aussi bien le point de départ que le point d'arrivée de cette fascination - stupeur et admiration réciproques - sont en effet la féminité de l'épouse et la masculinité de l'époux dans l'expérience directe de leur visibilité. Les mots d'amour qu'ils prononcent tous deux se concentrent donc sur le corps, non seulement parce qu'il constitue lui-même la source de cette séduction réciproque, mais aussi et surtout parce que c'est sur lui que s'arrête directement et immédiatement cette attraction vers l'autre personne - vers l'autre "ego" - féminine ou masculine qui, dans l'impulsion intérieure du coeur, engendre l'amour.
En outre, l'amour entraîne une expérience particulière du beau qui se concentre sur ce qui est visible, mais qui implique en même temps la personne toute entière. L'expérience du beau engendre la complaisance qui est réciproque.
"O la plus belle des femmes..." Ct 1,8 dit l'époux et lui font écho les paroles de l'épouse: "Je suis noire mais belle, ô fille de Jérusalem" Ct 1,5. Les paroles de l'enchantement masculin se répètent continuellement, revenant sans cesse dans les cinq chants du poème. Et de semblables expressions de l'épouse lui font écho.
5. Il s'agit de métaphores, qui peuvent sembler surprenantes. Certaines sont empruntées à la vie des pasteurs; d'autres semblent indiquer l'origine royale de l'époux (Pour expliquer l'inclusion d'un chant d'amour dans le canon biblique, les exégètes juifs ont, déjà les premiers siècles après le Christ, vu dans le Cantique des Cantiques une allégorie de l'amour de Yahvé pour Israël, ou bien une allégorie de l'histoire du peuple élu où cet amour se manifeste et, au Moyen Age, l'allégorie de la Sagesse divine et de l'homme qui la cherche. - L'exégèse chrétienne a, dès les premiers Pères, étendu cette idée au Christ et à l'Eglise (cf. HIPPOLYTE et ORIGENE), ou bien à l'âme individuelle du chrétien (Saint GREGOIRE DE NYSSE) ou à Marie (Saint AMBROISE). Saint BERNARD a vu dans le Cantique des Cantiques un dialogue de la parole de Dieu avec l'âme, et cela nous mène à l'idée de saint JEAN DE LA CROIX sur le mariage mystique. - Seule exception dans cette longue tradition, Théodore de MOPSUESTE qui, au IVème siècle, a vu dans le Cantique des Cantique un poème qui chante l'amour humain de Salomon pour la fille du Pharaon. - En revanche, LUTHER réfère l'allégorie à Salomon et à son règne. Ces derniers siècles, de nouvelle hypothèses ont vu le jour. On a considéré, par exemple, le Cantique des Cantiques comme un drame de la fidélité maintenue par une épouse envers un pasteur malgré toutes les tentations, ou bien comme un recueil de chants exécutés durant les rites populaires des noces, ou chants mystico-rituels qui reflètent le culte d'Adonis-Tammouz. On a même vu, dans le Cantique la description d'un rêve, faisant appel tant aux idées antiques sur la signification des rêves qu'à la psychanalyse. - Au XXème siècle, on est retourné aux plus anciennes traditiallégoriques (cf. BEA), voyant de nouveau dans le Cantique des Cantiques l'histoire d'Israël (cf. JOUON, RICCIOTTI) et un midrash développé (comme le rappelle Robert dans son commentaire qui constitue une " somme " de l'interprétation du Cantique). - En même temps, toutefois, on a commencé à lire le livre dans sa signification la plus évidente, celle d'un poème exaltant l'amour humain naturel (cf. ROWLEY, YOUNG, LAURIN). - Le premier qui a démontré de quelle manière cette signification se rattache au contexte biblique du chapitre 2 de la Genèse est Karl BARTH. DUBARLE part de l'idée qu'un amour humain fidèle et heureux révèle à l'homme les attributs de l'amour divin, et Van den OUDENRYN voit dans le Cantique des Cantiques l'anti-type de ce sens caractéristique qui parait dans Ep 5,23. MURPHY, excluant toute explication allégorique et métaphorique, souligne que l'amour humain, créé et bénit par Dieu, peut être le thème d'un livre biblique inspiré.
D. LYS constate que le contenu du Cantique des Cantiques est à la fois sexuel et sacré. Quand on fait abstraction de la deuxième caractéristique, on arrive à traiter le Cantique comme une composition érotique purement laïque, et quand on ignore la première, on tombe dans l'allégorie. Ce n'est qu'en utilisant ces deux aspects qu'il est possible de lire le livre de la juste manière.
A côté des ouvrages des auteurs précités et spécialement en ce qui concerne une ébauche de l'histoire de l'exégèse du Cantique des Cantiques, voir H.H. ROWLEY, "The interpretation of the Song of Songs" dans The Servant of the Lord and other Essays on the Old Testament, Londres, Tutterworth, 1952, p.191-233; A.M DUBARLE, "Le Cantique des Cantiques dans l'exégèse de l'Ancien Testament" Recherches bibliques VIII, Louvain, Desclée de Brouwer, 1967, p.139-151; D. LYS, Le Plus Beau Chant de la Création - Commentaire du Cantique des Cantiques, Lectio divina 51, Paris, Cerf, 1968, p.31-35; M.H POPE Song of Songs, The Anchor Bible, Garden City, New-York, Doubleday, 1977, p.133-324)
6. Laissons aux experts l'analyse de ce langage poétique. Le fait même de se servir de métaphores prouve combien, dans notre cas, le langage du corps cherche appui et confirmation dans tout le monde visible .Il s'agit incontestablement d'un langage qui doit être considéré en même temps par le coeur et par les yeux de l'époux dans l'acte de concentration spéciale sur tout l'"ego" féminin de l'épouse. Cet "ego" lui parle par tout trait féminin, suscitant cet état d'âme qu'on peut appeler fascination, enchantement. Cet "ego" féminin s'exprime presque sans paroles; toutefois, le langage du corps exprimé sans paroles trouve un riche écho dans les paroles de l'époux, dans ses phrases pleines de transport poétique et de métaphores qui témoignent de l'expérience du beau, d'un amour de satisfaction. Si les métaphores du Cantique cherchent pour cette beauté une analogie dans les diverses choses du monde visible (dans ce monde qui est le "propre monde" de l'époux), elles semblent en même temps indiquer l'insuffisance de chacune d'elles en particulier. "Tu es toute belle ma compagne, et pas une tâche en toi!" Ct 4,7: c'est sur cette expression que l'époux conclut son chant, abandonnant toutes les autres métaphores pour se tourner ver cette seule et unique par laquelle le langage du corps semble exprimer ce qui, le plus, est le propre de la féminité et de toute la personne.
Nous continuerons l'analyse du Cantique des Cantiques au cours de la prochaine audience générale
- 23 mai 1984