TDC 051 - Vie selon la chair et justification dans le Christ
1. "La chair a des désirs contraires à l'esprit et l'esprit a des désirs contraires à la chair". Aujourd'hui, nous allons approfondir ces paroles de saint Paul dans Ga 5,17 par lesquelles nous avons conclu, la semaine dernière, nos réflexions sur le thème de la signification exacte de la pureté. Paul pense à la tension qui se manifeste au plus profond de l'homme, c'est-à-dire dans son "coeur". Et il ne s'agit pas ici seulement du corps (la matière) et de l'esprit (l'âme), comme deux éléments anthropologiques essentiellement différents qui, depuis "l'origine", constituent l'essence même de l'homme. Mais ces paroles supposent cette disposition de forces qui s'est formée en l'homme avec le péché originel et à laquelle participe tout homme "historique". Dans une telle disposition qui s'est formée au plus intime de l'homme, le corps s'oppose à l'esprit et prend facilement le pas sur celui-ci (1). La terminologie paulinienne signifie toutefois quelque chose de plus: ici, l'empire de la "chair" semble presque coïncider avec ce qui, dans la terminologie johannique, est la triple concupiscence qui "vient du monde". La "chair", dans le langage des Epîtres de saint Paul (2), indique non seulement l'homme "extérieur" mais aussi l'homme "intérieurement" assujetti "au monde" (3),en un certain sens enfermé dans les limites de ces valeurs qui appartiennent seulement au monde et de ces fins que celui-ci est capable d'imposer à l'homme: des valeurs, donc, auxquelles, en tant que "chair", l'homme est précisément sensible. C'est ainsi que le langage de Paul semble se rattacher aux éléments essentiels de Jean, et le langage de tous deux dénote ce qu'en termes divers l'éthique et l'anthropologie contemporaines définissent, par exemple, comme "autarcie humaniste", "sécularisme" ou encore, dans un sens général, "sensualisme". L'homme qui vit "selon la chair", c'est l'homme ouvert seulement à ce qui "vient du monde": l est l'homme "des sens", l'homme de la triple concupiscence. Ses actions le confirment comme nous le verrons sous peu.
Notes:
(1) - "Paul comme les Grecs, n'a jamais identifié la "chair pécheresse" avec le corps physique" - Dans Paul, donc, on ne doit pas identifier la chair avec le sexe ou avec le corps physique. Il est plus proche de l'idée juive de la personnalité physique - qui inclut les éléments psychiques et physiques comme véhicule de la vie extérieure et des niveaux inférieurs de l'expérience. -- C'est l'homme dans son humanité avec les limites, la faiblesse morale, la vulnérabilité, la condition de créature et la mortalité que la nature humaine implique... -- L'homme est vulnérable tant devant le mal que devant Dieu. Il est un véhicule, un canal, une résidence, un temple, un champ de bataille pour le bien et pour le mal. -- Qui le possédera, l'habitera, le dominera - ou le péché, le mal, l'esprit actuellement à l'oeuvre chez les enfants de désobéissance ou le christ, l'Esprit-Saint, la foi, la grâce - voilà le choix qui s'offre à chaque homme. -- Le fait qu'il lui soit possible de choisir ainsi, fait voir l'autre face de la conception paulinienne de la nature humaine, la conscience de l'homme et l'esprit humain" (R.E.O. White, Biblical Ethics, Exeter 1979, Paternoster Press, p. 135-138).
(2) - L'interprétation du mot grec Sarx "chair" dans les Epîtres de Paul dépend du contexte. Dans l'Epître aux Galates, par exemple, on peut relever au moins deux significations différentes de ce mot. -- En écrivant aux Galates, Paul luttait contre deux dangers qui menaçaient la jeune communauté chrétienne. -- D'une part, les convertis du judaïsme tentaient de convaincre les convertis du paganisme d'accepter la circoncision qui était obligatoire dans leur religion. Paul leur reproche de "se glorifier dans leur chair", c'est-à-dire de placer leur espérance dans la circoncision. "Chair" signifie donc, dans le contexte Ga 3,1-5 Ga 3,12 Ga 6,12-18 circoncision, comme symbole d'une nouvelle soumission aux lois du judaïsme. -- Dans la jeune Eglise galate, le second danger provenait de l'influence des "Pneumatiques" qui entendaient l'opération du Saint-Esprit comme divinisation de l'homme plutôt que comme puissance opérante au sens éthique. Ceci les amenait à sous-évaluer les principes moraux. Dans l'Epître qu'il adresse, Paul appelle "chair" tout ce qui rapproche l'homme de l'objet de sa convoitise, l'attire avec la séduisante promesse d'une vie en apparence plus pleine Ga 5,13-6,10. -- La sarx "se réfère" donc tout autant à la "Loi" qu'à son infraction, et dans l'un comme dans l'autre cas elle promet ce qu'elle ne saurait tenir. -- Paul établit explicitement une distinction entre l'objet de l'action et la "sarx". Ce n'est pas dans la "chair" que se trouve le centre de la décision: "Laissez- vous mener par l'Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle". Ga 5,15. -- L'homme devient esclave de la chair quand il se fie à la "chair" et à ce qu'elle promet (au sens de la "Loi" ou de l'infraction de la loi). -- (Cf F. Mussner, Der Galaterbrief, Herders Theolog. Kommentar zum N.T., IX, Fribourg 1974, Herder, p. 367 R. Jewett, Paul's Anthropological Terms, A Study of their use in conflict settings, Arbeiten zur Geschichte des antiken Judentums und Urchristentums, X, Leiden 1971, Brill p. 95- 106.)
(3) - Paul souligne dans ses Epîtres le caractère dramatique de ce qui se passe dans le monde. Par leur faute, les hommes ont oublié Dieu: "..aussi Dieu les a-t-il livrés selon les convoitises de leur coeur à l'impureté... " Rm 1,24 d'où provient aussi tout le désordre moral qui déforme tant la vie sexuelle Rm 1,24-27 que le fonctionnement de la vie sociale et économique Rm 1,29-32 et même la vie culturelle; en effet: "Bien que connaissant le verdict de Dieu qui déclare digne de mort les auteurs de pareilles actions, non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent". Rm 1,32 -- Puisque par un seul homme le péché est entré dans le monde Rm 5,12 "le dieu de ce monde a aveuglé la pensée des incrédules afin qu'ils ne voient pas resplendir l'Evangile de la gloire du Christ" 2Co 4,4; et c'est pourquoi "la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui tiennent la vérité captive dans l'injustice" Rm 1,18. C'est pourquoi "la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu... avec l'espérance d'être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu" Rm 8,19-21, cette liberté pour laquelle "Dieu nous a rendus libres" Ga 5,1. -- Le concept de "monde" a dans saint Jean diverses significations: dans sa première Epître, le monde est le lieu où se manifeste la triple concupiscence 1Jn 2,15-16 et où les faux prophètes et les adversaires du Christ cherchent à séduire les fidèles mais les chrétiens triomphent du monde grâce à leur foi 1Jn 5,4; "le monde en effet passe avec ses convoitises, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement" 1Jn 2,17 -- (Cf. P. Grelot: "Monde" dans: Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, fascicules 68-69, Beauchesne, p. 1628 et suiv; en outre: J.Mateos, J. Barreto, Vocabulario teologico del Evangelio de Juan, Madrid 1980. Edic. Cristianidad, p. 211-215).
2. Un tel homme vit presque au pôle opposé de ce que "l'Esprit veut". L'Esprit de Dieu veut une réalité différente de celle que veut la chair, convoite une réalité différente de celle que convoite la chair et ceci déjà au plus profond de l'homme, c'est-à-dire à la source interne des aspirations et des actions de l'homme - "si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez" Ga 5,17.
Paul exprime ceci de manière encore plus explicite quand il parle ailleurs du mal qu'il fait, bien que ne le voulant pas, et de l'impossibilité - ou plutôt de la possibilité limitée - à accomplir le bien qu'"il veut" Rm 7,19. Sans entrer dans les problèmes d'une exégèse détaillée de ce texte, on pourrait dire que la tension entre la "chair" et l'"esprit" est d'abord immanente, même si elle ne se réduit pas à ce niveau. Elle se manifeste dans son coeur comme "lutte" entre le bien et le mal. Ce désir dont parle le Christ dans le Discours sur la Montagne Mt 5,27-28, tout acte "intérieur" qu'il soit, reste certainement - selon le langage paulinien - une manifestation de la vie "selon la chair". En même temps, ce désir nous permet de constater qu'à l'intérieur de l'homme, la vie "selon la chair" s'oppose à la vie "selon l'esprit" et que, dans l'état actuel de l'homme dû à l'héritage du péché, la vie "selon l'esprit" est constamment exposée à la faiblesse et à l'insuffisance de la vie "selon la chair" à laquelle elle cède souvent si elle n'est pas renforcée intérieurement pour faire précisément "ce que veut l'esprit". Nous pouvons en déduire que les paroles de Paul qui traitent de la vie "selon la chair" et "selon l'esprit" sont en même temps une synthèse et un programme, et il importe de les comprendre ainsi.
3. Nous trouvons dans l'Epître aux Romains la même opposition de la vie "selon la chair" à la vie "selon l'esprit". Ici (comme du reste dans l'épître aux Galates), elle est liée au contexte de la doctrine paulinienne de la justification par la foi, c'est-à-dire par la puissance du Christ lui-même opérant au plus intime de l'homme par l'Esprit-Saint. Dans ce contexte, Paul pousse cette opposition jusqu'à ses conséquences extrêmes quand il écrit: "Ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel; ceux qui vivent selon l'esprit, ce qui est spirituel. Car le désir de la chair, c'est la mort, tandis que le désir de l'esprit c'est la vie et la paix, puisque le désir de la chair est ennemi de Dieu; il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut même pas, et ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu. Vous, vous n'êtes pas dans la chair mais dans l'esprit, puisque l'esprit de Dieu habite en vous. Qui n'a pas l'esprit du Christ ne lui appartient pas; mais si le Christ est en vous, bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l'esprit est vie en raison de la justice." Rm 8,5-10.
4. On aperçoit clairement les horizons que Paul trace dans ce texte: il remonte à "l'origine" - c'est-à-dire, dans ce cas-ci, au premier péché dont la vie "selon la chair" tire son origine et qui a légué à l'homme une prédisposition à vivre uniquement une telle vie, jointe à l'héritage de la mort. En même temps, Paul affirme la victoire finale sur le péché et sur la mort, dont la résurrection du Christ est le signe et l'annonce: "Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui est en vous." Rm 8,11. Et dans cette perspective eschatologique, Paul met en relief "la justification dans le Christ, destinée déjà à l'homme historique", à tout homme "d'hier, d'aujourd'hui et de demain" de l'histoire du monde et aussi de l'histoire du salut: justification essentielle pour l'homme intérieur et destinée précisément à ce "coeur" dont le Christ se réclamait quand il a parlé de "la pureté" et de "l'impureté" au sens moral. Cette justification par la foi ne constitue pas une simple dimension du plan divin du salut et de la sanctification de l'homme; mais, selon saint Paul, elle est une force authentique qui opère dans l'homme et se révèle et s'affirme dans ses actions.
5. Voici de nouveau les paroles de l'Epître aux Galates: "Or on sait bien tout ce que produit la chair: fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiment d'envie, orgie, ripailles et choses semblables... " Ga 5,19-21. "Mais le fruit de l'Esprit est amour, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi" Ga 5,22-23. Dans la doctrine paulinienne, la vie "selon la chair" s'oppose à la vie "selon l'esprit", non seulement à l'intérieur de l'homme, dans son "coeur", mais comme on le voit, elles trouvent aussi un champ, ample et varié, pour se traduire en action. Paul parle, d'une part, des actions qui naissent de la chair - on pourrait dire: des oeuvres dans lesquelles se manifeste l'homme qui vit "selon la chair" et, d'autre part, Il parle du "fruit de l'Esprit", c'est-à-dire des actions (**), des manières de se comporter, des vertus par lesquelles se manifeste l'homme qui vit "selon l'Esprit". Alors que dans le premier cas nous avons affaire à l'homme qui s'abandonne à la triple concupiscence qui, comme le dit saint Jean, vient du monde, dans le second cas, nous nous trouvons en présence de ce qu'auparavant nous avons déjà appelé l'ethos de la Rédemption. Or ce n'est que maintenant que nous sommes en mesure d'éclairer pleinement la nature et la structure de cet ethos. Celui-ci s'exprime et s'affirme par ce qui, dans l'homme, dans tout son "agir", dans ses actions et attitudes, est fruit de son empire sur la triple concupiscence: celle de la chair, celle des yeux et l'orgueil de la vie (de tout ce dont le coeur humain peut être justement "accusé" et dont l'homme et son "intériorité" peuvent être continuellement "suspectés").
Note (**) - Les exégètes font observer que même si parfois Paul applique également "aux oeuvres de chair" le concept de "fruit" Rm 6,21 Rm 7,5, "le fruit de l'Esprit" n'est jamais appelé "oeuvre" -- En effet, pour Paul, "les oeuvres" sont les propres actes de l'homme (ce en quoi Israël place sans raison l'espérance) dont l'homme devra répondre devant Dieu.- - Paul évite également le terme "vertu" 'arétè'; on trouve une seule fois celui-ci dans Ph 4,8, utilisé dans un sens général. Dans le monde grec, ce mot avait une signification trop anthropocentrique; les stoïciens particulièrement mettaient en relief l'"autosuffisance" ou autarcie de la vertu. -- Au contraire, l'expression "fruit de l'Esprit" souligne l'action de Dieu dans l'homme. Ce "fruit" croit en lui comme le don d'une vie dont l'unique auteur est Dieu; l'homme peut, au mieux, favoriser les conditions voulues pour que le fruit puisse croître et mûrir. -- Au singulier, le fruit de l'Esprit correspond en quelque sorte à "la justice" de l'Ancien Testament qui embrasse l'ensemble de la vie conforme à la volonté de Dieu; Il correspond aussi, en un certain sens, à "la vertu" des stoïciens qui était indivisible. Nous le voyons par exemple dans Ep 9,11 "Le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité ... ne prenez aucune part aux fruits stériles des ténèbres... " -- Toutefois, "le fruit de l'Esprit" est différent tant de la justice que de la vertu parce que (dans toutes ses manifestations et différenciations qui se voient dans les catalogues des vertus) il contient l'effet de l'action de l'Esprit qui, dans l'Eglise est fondement et réalisation de la vie du chrétien.-- (cf. H. Schlier, Der Brief an die Galater, Meyer's Kommentar Göttingen 1971 vandenhoeck-Ruprecht, p. 255-264; O. Bauernfeind, arétè in: heological Dictionary of the New Testament, éd. G. Kittel. G. Bromley, vol. I, Grand Rapids 1978, Eerdmans, p. 460; W. Tatarkiewicz, Historia Filozofii, t. I, Warszawa 1970, PWN, p. 121; E. Kamlah, Die Form der Katalogischen Paränese im Neuen Testament, Wissenschaffliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 7, Tübingen 1964, Mhr. p. 14.)
6. Si le contrôle dans le domaine de l'ethos se manifeste et se réalise comme "amour, joie, paix, patience, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de Soi" - comme nous le lisons dans l'Epître aux Galates -, alors à la base de chacune de ces réalisations, de ces attitudes, de ces vertus morales il y a un choix spécifique, c'est-à-dire un effort de volonté, fruit de l'esprit humain imprégné de l'Esprit de Dieu qui se manifeste par le choix du bien. Utilisant le langage de Paul "L'Esprit a des désirs contraires à la chair" Ga 5,17 et, dans ces désirs, il se montre plus fort que la "chair" et que les désirs engendrés par la triple concupiscence. Dans cette lutte entre le bien et le mal, l'homme se montre le plus fort grâce à la puissance de l'Esprit-Saint qui, opérant au-dedans de l'esprit humain, fait en sorte que ses désirs fructifient en bien. Ceux-ci sont donc non seulement - et pas tellement - "oeuvres" de l'homme que "fruit", c'est-à-dire effet de l'action de l'Esprit dans l'homme. C'est pourquoi Paul parle du "fruit de l'Esprit" en comprenant ce mot avec une majuscule.
Sans pénétrer dans les structures de l'intériorité humaine, usant des subtiles différenciations que nous offre la théologie systématique (spécialement à partir de saint Thomas d'Aquin), nous nous limitons à l'exposé synthétique de la doctrine biblique qui nous permet de comprendre de façon essentielle et suffisante la distinction et l'opposition entre la "chair" et l'"esprit".
Nous avons fait observer que, parmi les fruits de l'Esprit, l'apôtre met également la "maîtrise de soi". Il importe de ne pas l'oublier, car durant nos prochaines réflexions nous reprendrons ce thème pour le traiter de manière plus détaillée.
- 17 décembre 1980