TDC 031 - La signification sponsale du corps
1. L'analyse que nous avons faite au cours de la précédente réflexion était centrée sur les paroles suivantes de Gn 3,16, que Dieu-Jahvé a adressées à la première femme après le péché originel: " Ta convoitise te poussera vers ton mari et, lui, il te dominera." Nous sommes parvenus à la conclusion que ces paroles éclairent de manière adéquate et interprètent profondément la honte originaire Gn 3,7, qui est devenue partie intégrante de l'homme et de la femme, en même temps que la concupiscence. Il ne faut pas rechercher l'explication de cette honte dans le corps lui-même, ni dans la sexualité somatique de l'un et de l'autre, mais bien la faire remonter aux transformations les plus profondes subies par l'esprit humain. Et précisément cet esprit est particulièrement conscient d'être - et combien! - insatiable de l'unité mutuelle entre l'homme et la femme. Et avec cette conscience, il accuse, pour ainsi dire, le corps; elle le prive de la simplicité et de la pureté de la signification liée à l'innocence originaire de l'être humain. Par rapport à cette conscience, la honte est une expérience secondaire: si d'une part elle révèle le moment de la concupiscence, elle peut, d'autre part, prémunir en même temps contre les conséquences du triple contenu de la concupiscence. On peut même aller jusqu'à dire que grâce à la honte, l'homme et la femme demeurent à l'état de l'innocence originaire. Ils prennent en effet continuellement conscience de la signification sponsale du corps et tendent, pour ainsi dire, à la protéger contre la concupiscence, tout comme ils cherchent à maintenir la valeur de la communion ou de l'union des personnes dans l'"unité du corps".
2. Gn 2,24, parle avec discrétion, mais aussi avec clarté, de l'"union des corps" dans le sens de l'authentique union des personnes: "L'homme ... s'unira à la femme et ils deviendront une seule chair"; et du contexte il résulte que cette union provient d'un choix, étant donné que l'homme "abandonne" son père et sa mère pour s'unir à sa femme. Une semblable union des personnes comporte qu'elles deviennent "une seule chair". En partant de cette expression "sacramentelle" qui correspond à la communion des personnes - de l'homme et de la femme - dans leur appel originaire à l'union conjugale, nous pouvons mieux comprendre le message de Gn 3,16; c'est-à-dire nous pouvons établir et même presque reconstruire en quoi consiste le déséquilibre ou, mieux, la déformation caractéristique du rapport personnel originaire de communion auquel font allusion les paroles "sacramentelles" de Gn 2,24.
3. Si l'on analyse profondément Gn 3,16, on peut dire que, tandis que d'une part le "corps", constitué dans l'unité du sujet personnel, ne cesse de stimuler les désirs de l'union des personnes, précisément en raison de la masculinité et de la féminité ("Ta convoitise te poussera vers ton mari "), d'autre part et en même temps, la concupiscence oriente ces désirs à sa manière; cette expression le confirme: "Et lui, il te dominera". Mais la concupiscence de la chair oriente ces désirs vers l'apaisement du corps, souvent au prix d'une authentique et pleine communion des personnes. En ce sens, il faudrait prêter attention à la manière dont les accentuations sémantiques sont réparties dans les versets de Genèse 3; en effet, bien qu'éparses, elles révèlent une cohérence interne. L'homme est celui qui semble éprouver de manière particulièrement intense la honte de son propre corps: "J'ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché" Gn 3,10; ces paroles mettent en relief le caractère réellement métaphysique de la honte. En même temps, l'homme est quelqu'un pour qui la honte, unie à la concupiscence, deviendra impulsion à "dominer" la femme ("il te dominera"). Par la suite, l'expérience de cette domination se manifeste plus directement chez la femme comme désir insatiable d'une union différente. Du moment où l'homme la "domine", à la communion des personnes - faite de pleine unité spirituelle des deux sujets se donnant l'un à l'autre - succède un rapport mutuel différent, c'est-à-dire un rapport de possession de l'autre. Si cet élan prévaut de la part de l'homme, les convoitises qui portent la femme vers lui, suivant l'expression de Gn 3,16, peuvent assumer - et assument - un caractère analogue. Et peut-être parfois devancent-ils le désir de l'homme ou, même, tendent à le susciter, à lui donner l'impulsion.
4. Le texte de Gn 3,16, semble indiquer surtout l'homme comme celui qui "désire", ainsi que le fait par analogie le texte de Mt 5,27-28, qui constitue le point de départ des présentes méditations; néanmoins, tant l'homme que la femme sont devenus un "être humain" sujet à la concupiscence. Et donc tous deux ont en partage la honte qui, par sa profonde résonance, touche l'intime de la personnalité aussi bien de l'homme que de la femme, quoique de manière différente. Ce que nous apprend Genèse 3 nous permet à peine de déterminer ce double caractère, mais déjà ses seules allusions sont très significatives. Ajoutons que, comme il s'agit d'un texte si archaïque, il est d'une surprenante éloquence et acuité.
5. Une analyse adéquate de Genèse 3 mène donc à la conclusion que la triple concupiscence, y compris celle du corps, implique une limitation de la signification sponsale du corps lui-même à laquelle l'homme et la femme participaient dans leur état d'innocence originaire. Quand nous parlons de la signification du corps, nous nous référons avant tout à la pleine conscience de l'être humain, mais nous incluons chaque expérience effective du corps dans sa masculinité et dans sa féminité et, en tout cas, sa constante prédisposition à telle expérience. La "signification" du corps n'est pas seulement quelque chose de conceptuel. Nous avons déjà suffisamment attiré l'attention là-dessus dans les précédentes analyses. La "signification" du corps est en même temps ce qui détermine son attitude: il est la manière de vivre du corps. C'est la mesure que l'homme intérieur, c'est- à-dire ce "coeur" dont parle le Christ dans le discours sur la montagne, applique au corps humain en ce qui concerne sa masculinité-féminité (en ce qui concerne donc sa sexualité).
Cette "signification" ne modifie pas la réalité en elle- même, ce que le corps humain est et ne cesse d'être dans la sexualité qui lui est propre, indépendamment de nos états de conscience et de nos expériences. Toutefois, cette signification purement objective du corps et du sexe, en dehors du système des rapports interpersonnels réels et concrets entre l'homme et la femme est, en un certain sens, "non historique". Nous, par contre, nous tenons toujours compte dans la présente analyse - conformément aux sources bibliques - de l'historicité de l'homme (également pour la raison que nous partons de sa préhistoire théologique). Il s'agit ici, évidemment, d'une dimension intérieure qui échappe aux critères extérieurs de l'historicité mais que l'on peut toutefois considérer comme "historique". Et même, elle se trouve à la base de tous les faits qui constituent l'histoire de l'homme - également l'histoire du péché et du salut - et qui révèlent ainsi la profondeur et la racine même de son historicité.
6. Quand, dans ce vaste contexte, nous parlons de la concupiscence comme d'une limitation, d'une violation ou, directement, d'une déformation de la signification sponsale du corps, nous nous reportons surtout aux analyses précédentes qui concernent l'état d'innocence originaire, c'est-à-dire la préhistoire théologique de l'homme. En même temps, nous avons dans l'esprit la mesure que l'homme "historique", avec son "coeur", applique à son propre corps à propos de là sexualité masculine et féminine. Cette mesure n'est pas quelque chose d'exclusivement conceptuel: elle est ce qui détermine les attitudes et décide en principe de la manière de vivre du corps.
Il est certain que c'est à cela que le Christ se réfère dans le discours sur la montagne. Nous cherchons ici à rapprocher les paroles tirées de Mt 5,27-28, du seuil même de l'histoire théologique de l'homme, en les prenant donc en considération déjà dans le texte de Gn 3. La concupiscence en tant que limitation, violation ou même déformation de la signification sponsale du corps peut être relevée de manière particulièrement claire (malgré la concision du texte biblique) dans les deux premiers parents, Adam et Eve; grâce à eux, nous avons pu trouver la signification sponsale du corps et redécouvrir en quoi elle consiste comme mesure du "coeur" humain, telle qu'elle façonnait la forme originaire de la communion des personnes. Si dans leur expérience personnelle (que le texte biblique nous permet de suivre) cette forme originaire a subi un déséquilibre et une déformation - comme nous avons essayé de le démontrer par l'analyse de la honte -, la signification conjugale du corps qui, dans la situation de l'innocence originaire, constituait chez tous deux la mesure de leur coeur, chez l'homme comme chez la femme, devait également subir une déformation. Si nous parvenons à reconstituer en quoi consistait cette déformation, nous aurons même la réponse à notre interrogation: en quoi consiste donc la concupiscence de la chair et de quoi est constituée sa spécificité théologique et, en même temps, anthropologique? Il semble qu'une réponse théologiquement et anthropologiquement adéquate, importante en ce qui concerne la signification des paroles du Christ dans le discours sur la montagne Mt 5,27-28, peut déjà être tirée du contexte de Genèse 3 et du récit jahviste tout entier qui nous a précédemment permis d'éclairer la signification sponsale du corps humain.
- 25 juin 1980