TDC 015 - Quand l'homme personne devient don
1. Nous poursuivons aujourd'hui l'analyse des textes du Livre de la Genèse que nous avons entreprise en suivant la ligne de renseignement du Christ. Nous nous souvenons en effet que, dans son entretien au sujet du mariage, il a eu recours à "l'origine".
La révélation et, avec elle, la découverte originelle de la signification "conjugale" du corps consistent en la présentation de l'être humain, homme et femme, dans toute la réalité, la vérité de son corps et de son sexe ("ils étaient nus") et en même temps dans la pleine liberté de toute contrainte du corps et du sexe. La nudité de nos premiers parents, intérieurement dépourvus de toute honte, paraît en témoigner. On peut dire que, créés par l'Amour, c'est-à-dire dotés dans leur être de masculinité et de féminité, ils sont nus tous les deux parce qu'ils sont libres tous les deux de la liberté même du don. Cette liberté se trouve précisément à la base de la signification conjugale du corps. Le corps humain avec son sexe, sa masculinité et sa féminité, vu dans le mystère même de la création est non seulement une source de fécondité et de procréation, comme dans tout l'ordre naturel, mais il comprend dès "l'origine" l'attribut "conjugal", c'est-à-dire la faculté d'exprimer l'amour: précisément cet amour dans lequel l'homme-personne devient don et - par ce don - réalise le sens même de son "être" et son "exister". Rappelons-nous ici le texte du dernier Concile où il est déclaré que l'homme est, dans le monde visible, "l'unique créature que Dieu a voulue pour elle-même", ajoutant que cet homme "ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même " (*).
(*) Et même, quand le Seigneur Jésus prie le Père, pour "que tous soient un, comme toi et moi nous sommes un" Jn 17,21-22 en plaçant devant nous des horizons inaccessibles à la raison humaine, il nous suggère une certaine similitude entre l'union des personnes divines et l'union des enfants de Dieu dans la vérité et la charité. Cette vérité manifeste que l'homme, qui sur la terre est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même, ne peut se trouver pleinement que par un don sincère de lui-même GS 24. L'analyse strictement théologique du Livre de la Genèse, en particulier Gn 2,23-25 nous permet de nous référer à ce texte. Ceci constitue un autre pas entre "anthropologie adéquate" et "théologie du corps", étroitement lié à la découverte des caractéristiques essentielles de l'existence personnelle dans la "préhistoire théologique" de l'homme. Même si ceci peut rencontrer de la résistance de la part des partisans de l'évolution (même chez des théologiens), il serait cependant difficile de ne pas se rendre compte que le texte analysé du Livre de la Genèse, spécialement de Gn 2,23-25 démontre la dimension non seulement "originelle" mais également "exemplaire" de l'existence de l'homme, en particulier de l'être humain "comme homme et femme".
2. La racine de cette nudité originelle libre de toute honte, dont parle Gn 2,25 doit se chercher précisément dans cette vérité intégrale au sujet de l'homme. Homme et femme, dans le contexte de leur "origine" béatifique, sont libres de la liberté même du don. En effet, pour pouvoir demeurer dans le rapport du "don sincère de soi-même" et pour devenir un tel don l'un pour l'autre à travers toute leur humanité faite de masculinité et de féminité (également par rapport à cette perspective dont parle Gn 2,24) ils doivent être libres précisément de cette manière. Nous entendons ici la liberté comme maîtrise de soi. Sous cet aspect, elle est indispensable à l'homme pour qu'il puisse "se donner lui- même", pour qu'il puisse devenir don, pour que (nous référant aux paroles du Concile) il puisse "se retrouver pleinement" par "un don sincère de soi-même". Ainsi les paroles "Ils étaient nus et n'en avaient point honte" peuvent et doivent se comprendre comme révélation - et découverte en même temps - de la liberté qui rend possible et qualifie le sens "conjugal" du corps.
3. Gn 2,25, en dit encore plus. Ce passage indique, en effet, la possibilité et la qualification de cette réciproque "expérience du corps". Il nous permet en outre d'identifier cette signification conjugale du corps 'in actus'. Quand nous lisons qu'ils "étaient nus et n'en avaient point honte", nous en touchons indirectement la racine et déjà directement les fruits. Intérieurement libres de toute contrainte de leur propre corps et sexe, libres de la liberté du don, homme et femme ils pouvaient jouir de toute la vérité, de toute l'évidence humaine, ainsi que Dieu-Yahvé le leur avait révélé dans le mystère de la création. Cette vérité au sujet de l'homme, que le texte conciliaire précise dans les termes précités, a deux accents principaux. Le premier affirme que l'homme est l'unique créature au monde que le Créateur ait voulue "pour elle-même"; le second consiste à dire que cet homme même que dès "l'origine" le Créateur a voulu ainsi peut se trouver uniquement par le "don désintéressé de soi-même". Or, cette vérité au sujet de l'homme, qui, notamment, semble tirer du mystère de la révélation la condition originelle liée à "l'origine" même de l'homme, peut - sur la base du texte conciliaire - être relue dans l'une et l'autre direction. Cette nouvelle lecture nous permet de comprendre encore mieux la signification conjugale du corps qui se révèle inscrite dans la condition originelle de l'homme et de la femme (suivant Gn 2,23-25 et, en particulier, dans la signification de leur nudité originelle.
Si, comme nous l'avons constaté, à la racine de la nudité il y a la liberté intérieure du don - le don désintéressé de soi-même - ce don précisément permet à tous deux, homme et femme, de se retrouver réciproquement, du fait que le Créateur a voulu chacun d'eux "pour eux-mêmes" GS 24. Et ainsi, dans la première rencontre béatifique, l'homme retrouve la femme, et la femme le retrouve, lui, l'homme. Et ainsi, celui-ci accueille intérieurement la femme; il l'accueille telle que le Créateur l'a voulue "pour elle- même", telle qu'elle a été, avec sa féminité constituée dans le mystère de l'image de Dieu; et, réciproquement la femme accueille de la même manière l'homme, tel que le Créateur l'a voulu "pour lui-même" et l'a constitué avec sa masculinité. C'est en cela que consistent la révélation et la découverte de la signification conjugale du corps. Le récit yahviste, et notamment Gn 2,25, nous permet de déduire que l'être humain, comme homme et femme, entre dans le monde en ayant conscience de ce que signifie son propre corps, sa masculinité et féminité.
4. Le corps humain, orienté intérieurement par le "don sincère" de la personne, non seulement révèle la masculinité et féminité sur le plan physique mais il révèle aussi une valeur telle et une beauté telle que la dimension simplement physique de la sexualité est totalement dépassée. (*) De cette manière se complète en un certain sens la conscience de la signification "conjugale" du corps, liée à la masculinité- féminité de l'être humain. D'une part, cette signification indique une capacité particulière d'exprimer l'amour dans lequel l'être humain devient don. D'autre part y correspond sa profonde disponibilité à l'"affirmation de la personne". Cela revient à dire, littéralement, la capacité de vivre le fait que l'autre - la femme pour l'homme et l'homme pour la femme - est, par le moyen du corps, quelqu'un que le Créateur a voulu "pour lui-même", c'est-à-dire l'unique, l'impossible à répéter: quelqu'un choisi par l'éternel Amour.
(*) La tradition biblique rapporte un écho lointain de la perfection physique de l'homme. Le prophète Ezéchiel, comparant implicitement le roi de Tyr à Adam dans l'Eden écrit: "Tu étais le sceau d'une oeuvre exemplaire, / plein de sagesse / et parfait en beauté. Tu étais dans l'Eden, le jardin de Dieu..." Ez 28,12-13.
L'"affirmation de la personne" n'est rien d'autre que l'accueil du don: un don qui, par sa réciprocité, crée la communion des personnes. Celle-ci se construit du dedans et comprend même toute "l'extériorité" de l'être humain, c'est- à-dire tout ce qui constitue la nudité pure et simple du corps dans sa masculinité et féminité. Alors, comme nous le lisons dans Gn 2,25, l'homme et la femme "n'en avaient point honte". L'expression biblique "n'en avaient point honte" indique directement "l'expérience" comme dimension subjective.
5. C'est précisément dans cette dimension objective que, comme deux "ego" humains déterminés par leur masculinité et féminité, ils apparaissent tous deux, homme et femme, dans le mystère de leur béatifique "origine" (nous nous trouvons dans l'état de l'innocence originelle et, simultanément, de la félicité originelle de l'homme.) S'ils apparaissent ainsi, ce n'est que brièvement, et de fait, le Livre de la Genèse n'y consacre que peu de versets; ce qui n'empêche que cette apparition est pleine d'un surprenant contenu en même temps théologique et anthropologique. La révélation et la découverte de la signification conjugale du corps expliquent la félicité originelle de l'homme et, en même temps, ouvrent la perspective de son histoire terrestre dans laquelle il ne se soustrait jamais à ce "thème" indispensable de sa propre existence.
Les versets suivants du Livre de la Genèse, selon le texte yahviste du chapitre 3, démontrent, il est vrai, que cette perspective "historique" se construira de manière différente de celle de l'"origine" béatifique (après le péché originel). Il faut donc pénétrer d'autant plus profondément la mystérieuse structure, en même temps théologique et anthropologique, de cette "origine". En effet, dans toute la perspective de sa propre histoire, l'homme ne manquera pas de conférer une signification conjugale à son propre corps. Même si cette signification subit et subira de nombreuses déformations, elle demeurera toujours le niveau le plus profond qui exige d'être révélé dans toute sa simplicité et pureté et de se manifester dans toute sa vérité en tant que signe de "l'image de Dieu". C'est également par là que passe la voie qui va du mystère de la création à la "Rédemption du corps" Rm 8,11.
Restant pour l'instant sur le seuil de cette perspective historique, nous nous rendons clairement compte, sur la base de Gn 2,23-25, du lien même qui existe entre la révélation et la découverte de la signification conjugale du corps et la félicité originelle du corps. Cette signification "conjugale" est également béatifique et, comme telle, elle manifeste en définitive toute la réalité de cette page du Livre de la Genèse. Sa lecture nous convainc du fait que la conscience de la signification du corps qui en découle - en particulier de sa signification "conjugale" - constitue l'élément fondamental de l'existence humaine.
Cette signification "conjugale" du corps humain ne peut se comprendre, uniquement, que dans le contexte de la personne. Le corps a une signification "conjugale" parce que l'homme- personne, comme dit le Concile, est une créature que Dieu a voulue "pour elle-même" et qui, par conséquent, ne peut se trouver complètement que par le don d'elle-même.
Si le Christ a révélé à l'homme et à la femme, au-delà de la vocation au mariage, une autre vocation - celle de renoncer au mariage en vue du Royaume des cieux - il a, par cette vocation, mis en relief la même vérité au sujet de la personne humaine. Si un homme et une femme sont capables de faire don de soi pour le Royaume des cieux, ceci prouve à son tour (et peut-être encore plus) ce qu'est la liberté du corps humain. Cela veut dire que ce corps possède une pleine signification "conjugale".
- Le 16 janvier 1980