Sacrement et Mystère
Le Christ, on l'a vu, révèle le mystère de Dieu en l'incarnant, en le faisant entrer dans la réalité visible. Bien que son corps ne soit pas qu'une apparence, la transfiguration révèle qu'il y a encore une réalité cachée, la gloire de Dieu, manifestée lors de la mort et de la résurrection.
Appelés à contempler la Gloire de Dieu
Dans l'Ancien Testament, il est dit à plusieurs reprise que celui qui voit Dieu face à face meurt. Moïse craint ainsi de porter son regard sur Dieu1. La mort n'est pas la conséquence de la vision de Dieu face à face, mais sa condition : pour se débarrasser du péché, dit le Christ, il faut mourir à soi-même.
La crainte de Dieu comme don de l'Esprit n'est pas tant une peur que l'émerveillement de la créature face à son créateur : la créature vit alors pleinement la solitude originelle. Dieu, par pitié pour nous (pour laisser à notre liberté le temps de renoncer au péché pour le choisir pleinement), ne se montre que voilé (par une nuée, par exemple, dans l'Exode ou lors de la transfiguration, ou de dos pour Moïse). A l'homme moderne il se montre sous le voile de la foi et des sacrements.
Cependant, dans le Christ, nous sommes appelés à voir la Gloire de Dieu "sans voile", nous dit Saint-Paul, et à la refléter en nous laissant conformer à Dieu "avec une gloire de plus en plus grande"2.
L'Analogie sponsale - ou conjugale - dans l'Ancien Testament
L'analogie sponsale n'est pas une invention du nouveau testament : elle trouve, comme tout ce qui concerne le Christ, des fondations solides dans l'Ancien Testament. L'exaltation d'eros dans le Cantique des Cantiques est depuis longtemps lu comme l'expression de l'amour de Dieu pour Israël ; de nombreux prophètes (Isaïe, Osée, Ezéchiel) parlent de l'amour de Dieu en termes nuptiaux.
Jean-Paul II consacre une audience complète3 au commentaire du texte d'Isaïe suivant4, à la lumière de la lettre aux Éphésiens :
Tu oublieras la honte de ta jeunesse, tu ne penseras plus au déshonneur d'avoir été abandonnée. Ton époux, c'est ton Créateur, « Seigneur de l'univers » est son nom. Ton Rédempteur, c'est le Dieu Saint d'Israël, il se nomme « Dieu de toute la terre ». Oui, comme une femme abandonnée et désolée, le Seigneur te rappelle. Est-ce qu'on rejette la femme de sa jeunesse ? dit le Seigneur ton Dieu. Un moment je t'avais abandonnée, mais dans ma grande tendresse je te rassemblerai. Ma colère avait débordé, et un moment je t'avais caché ma face. Mais dans mon amour éternel j'ai pitié de toi, dit le Seigneur, ton Rédempteur. C'est ainsi qu'au temps de Noé, j'ai juré que les eaux ne submergeraient plus la terre. De même, je jure de ne plus me mettre en colère contre toi, et de ne plus te menacer. Quand les montagnes changeraient de place, quand les collines s'ébranleraient, mon amour pour toi ne changera pas, et mon Alliance de paix ne sera pas ébranlée, a déclaré le Seigneur, dans sa tendresse pour toi.
Ces mots, dit le Pape, "débordent d'une authentique ardeur d'amour". Ils sont "peut-être la plus puissante 'déclaration d'amour' de Dieu, associée à un serment de fidélité pour toujours". Ils indiquent que "la nature de l'amour de Dieu pour Israël est le don".
Rappelons-nous que l'initiatve d'amour de Dieu comme Époux et la réponse d'Israël comme Épouse sont essentiels à notre compréhension de ce que signifient être époux et être épouse. En ce sens, le Pape dit que la femme est l'archétype de l'humanité entière, au sens où elle est appelée à recevoir le don de son mari. Cela ne signifie pas qu'elle n'en soit jamais l'initiatirice, mais autant sa physiologie que sa personnalité l'appelle plus particulièrement à recevoir le don (à condition qu'il soit sincère !) : le fait que les hommes demandent le plus souvent les femmes en mariage n'est pas qu'une convention sociale. Toutefois, dès que le don n'est pas sincère (ou dans le cas du don divin, dès qu'il n'est pas perçu comme tel), l'initiation masculine est perçu - de manière compréhensible - comme une menace et la femme refuse - de manière compréhensible - de le recevoir.
En comparant le texte d'Isaïe à la lettre aux Éphésiens, on voit que Saint-Paul exprime l'amour de Dieu avec des termes - trinitaires, christologiques ou eschatologiques - qu'Isaïe ne pouvait consciemment prononcer. Toutefois, Isaïe mentionne clairement le Dieu Créateur, Époux et Rédempteur : Saint Paul parle du Père Créateur et du Christ "Époux et Rédempteur".
L'analogie sponsale nous permet d'entrer dans une connaissance de Dieu jusqu'à un certain point : elle n'épuise pas le mystère de Dieu qui la transcende... par exemple l'amour de Dieu est également paternel. De plus, le don de Dieu est total dans la mesure où il est radical, mais pas au sens où la totalité de la nature divine se communiquerait : cette qualité du don ne se vit qu'au sein de la Trinité. Toutefois, nous participons réellement par le don de Dieu à la nature divine5. C'est ce que dit la prière eucharistique : "pour nous faire partager la divinité de celui qui a pris notre humanité". L'union de ces deux signes - l'amour humain et l'amour divin - dans un seul grand sacrement est une découverte dont le mérite doit être attribué à Saint-Paul.
Le mariage, sacrement primordial
"La lettre aux Éphésiens", nous dit le Pape, "nous amène à envisager l'état de l'homme avant le péché originel dans l'optique du mystère caché en Dieu de tout éternité"6. Selon ce mystère, Dieu nous a choisis dans le Christ non seulement après que nous ayions péché et pour nous racheter du péché : il nous a choisis dans le Christ avant la création du monde7. Cela signifie, dit Jean-Paul II, qu'avant le péché, l'homme portait dans son âme le fruit de l'élection éternelle dans le Christ. En ce sens, le corps, dès le commencement était signe du plan d'amour de Dieu, plan de création et de communion, et du mystère de Dieu : l'union des corps dans le mariage était sacrement primordial du mystère de Dieu.
La formule de la liturgie de pascale "bienheureuse faute qui nous a valu un si grand sauveur" peut entraîner des interprétations erronées, comme si le péché avait pour conséquence notre élection dans le Christ.. et en devenait même une bonne chose... Non ! Nous étions destinés avant le péché à vivre en communion avec le Christ. La rédemption va bien au-delà du pardon des péchés.
En ce sens, l'Incarnation n'est pas un "plan B" de Dieu pour corriger un plan A dont le péché aurait montré l'imperfection. Le péché implique certes que la réalisation de ce plan passe par une déviation, mais ce n'est pas une voie sans issue. Le péché n'est pas plus fort que le plan de Dieu de nous unir au Christ : la seule chose qui rend la faute bienheureuse est que Dieu a choisi de ne pas s'y arrêter. En colère face au péché, il a continué d'aimer le pécheur et décidé de ne pas le condamner, mais de le sauver et - entre-temps- de lui laisser sa liberté par le voile de la foi.
Le sacrement de la création
Le pardon des péchés n'est qu'une des grâces dont il nous a comblés8. Le Christ est depuis toujours "le centre de l'univers et de l'histoire"9. C'est sa volonté de faire de nous des personnes créées pour aimer librement qui fait de nous le sommet de la création.
Lorsque Jean-Paul II parle de sacrement de la création, il indique que la création tout entière est signe du mystère de Dieu : comme le dit le psalmiste, "les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l'oeuvre de ses mains"10.
Le mariage, support de la rédemption
L'idée que le mariage pointe dès le commencement vers ce plan éternel de Dieu est noble, mais paraît un peu déconnectée de la réalité pour un certain nombre de couples. L'idée même que les péchés puissent être pardonnés de manière effective et sensible aujourd'hui est inconcevable pour les pharisiens qui n'imaginent qu'un pardon théorique... et Jésus répond en disant au paralytique "prends ton grabat et marche"11... notre problème est que nous avons peu de foi en une rédemption.
Mais les maris et les femmes qui ont été libérés du démon de la concupiscence font l'expérience concrète et quotidienne de retrouver, progressivement, le sens de leur mariage comme signe de l'amour de Dieu. De quelle manière ?
Choisir et être choisi
Tout d'abord, nous redécouvrons que nous sommes capables de choisir et dignes d'être choisis. Adam a découvert sa liberté en nommant les animaux et sa dignité en se reconnaissant singulier dans toute la création : Dieu a voulu Adam et Ève pour eux-mêmes et les a laissés libre de Le choisir.
En découvrant que sa femme est une personne, un sujet qui nul ne peut s'approprier, le mari découvre qu'il ne peut forcer son amour : il ne peut que se donner dans l'espoir qu'elle répondra au don qu'il a initié. Libre de la concupiscence, l'union des époux est un choix mutuel : choix fait pour le bien de l'autre et à cause du bien qu'est l'autre (et, bien sûr, pour le bonheur d'aimer et de se savoir aimé).
Quand bien même notre vie peut être obscurcie par le péché, il reste en chacun de nous une étincelle de notre commencement, un désir de "plus" que ce que cette vie peut nous offrir, l'Amour qui satisfait vraiment. La profusion de films, livres etc. qui parlent de ce "plus" en est un signe évident12. L'amour vécu dans la vérité au sein du couple est certainement bon, car Dieu a voulu en faire le signe de l'Amour éternel qu'il a pour nous, mais il n'en est que le signe.
Tout l'enjeu du combat spirituel est là : entre être choisi et s'approprier ; entre le signe et la contrefaçon de l'amour, entre icône et idole. Le péché originel, en détruisant en nous la confiance dans le don de Dieu de la création, a dégradé le mariage comme sacrement de la création.
Du sacrement de la création au sacrement de la rédemption
Nous l'avons montré, il y a une continuité entre la création, dans le don de la Vie et l'appel à partager à la vie divine, et la rédemption, dans le don du Christ avec la restauration de notre capacité à choisir cette vie.
De la même manière, Saint-Paul en associant le don réciproque des époux à la relation entre le Christ et l'Église, ne fait pas une simple métaphore : il met en lumière le fait que le Christ re-crée le mariage, c'est à dire qu'il lui restitue sa capacité à être signe efficace de l'amour de Dieu. Le mariage n'est plus sacrement de la création, mais aussi sacrement de la rédemption.
Il ne célèbre plus seulement Dieu qui choisit de nous faire tels que nous sommes mais Dieu qui nous aime malgré notre infidélité. Sans que cela change quoique ce soit à l'amour dont le Père nous a comblé dès le commencement, la conscience que nous en avons s'en trouve notablement améliorée... "Bienheureuse faute.."
L'Église comme l'épouse achève le sacrement
L'Église, en répondant au don de Dieu et en se donnant à lui en retour, vient achever le sacrement initié et constitué du don de Dieu, de la même manière que la femme en acceptant le don de son mari et en y répondant accomplit le sacrement du mariage (où l'Église reconnaît qu'elle a un rôle secondaire puisque ce sont les époux qui se donnent le sacrement, que l'Église célèbre). Dieu a voulu notre coopération active dans l'action de sa grâce que ce soit individuellement ou en tant qu'Église.
L'Église ne peut rien par elle-même : elle va "puiser dans le sacrement de la rédemption toute sa fécondité et sa maternité spirituelle"13. Dans chacun des sacrements, elle prie Dieu d'agir ("Que ton Esprit sanctifie... " pour l'Eucharistie, "Que Dieu lui-même achève en toi ce qu'il a commencé" dans le sacrement de l'ordre) et a foi dans le fait qu'il agit effectivement.
Sur l'admission aux sacrements
On le voit, le symbolique est au coeur de notre vie, car il rend visible une réalité invisible. Nous avons ceci de particulier que nous sommes (malheureusement) capables de poser tel ou tel geste alors que notre coeur est diamétralement opposé à leur signification profonde. Par exemple, confesser tel ou tel acte que l'on revendique par ailleurs revient à agir exactement comme les pharisiens, à honorer Dieu des lèvres en lui fermant son coeur.
Avec l'habitude, nous en venons à dénaturer le symbole, qui ne signifie plus pour nous ce qu'il est supposé signifier, et nous nous fermons ainsi à la possibilité de connaître l'amour que Dieu a pour nous. L'Église, en refusant l'accès aux sacrements aux personnes dans certains états de vie, ne se pose pas comme une institution qui voudrait leur barrer l'accès à Dieu (quand bien même elle le voudrait, elle n'en aurait pas le pouvoir) ; elle ne se fait pas non plus juge (au-delà de tel niveau de péché, plus de communion !)... mais elle veut indiquer clairement à ces personnes que leur coeur n'est pas disposé à recevoir le Christ.. qui ne cesse de s'offrir !
Un cardinal14 disait un jour que nous devrions tous arriver à l'eucharistie comme des mendiants, comme des assoiffés de Dieu. La phrase "je ne suis pas digne de vous recevoir" n'est pas une formalité (même 25 min après avoir reçu le pardon de nos péchés), "mais dis seulement une parole et je serai guéri" : nous pensons trop souvent qu'il s'agit de magie... nous serons guéris si nos coeurs sont prêts à accueillir cette parole. Avez-vous déjà essayé d'écouter quelqu'un en mettant des bouchons d'oreille dans une boîte de nuit ?
- 1. Ex 3,6 : Moïse se cacha le visage car il craignait de porter son regard sur Dieu avec raison puisqu'en Ex 33,20, Dieu répond Personne ne peut me voir sans mourir à Moïse qui lui demande de contempler sa gloire.
- 2. 2Co 3,16-18
- 3. TDC 95, Audience du 22 septembre 1982
- 4. Is 54,4-8;10
- 5. cf. 2P 1,4
- 6. Ep 3,9
- 7. Ep 1,4
- 8. cf. Ep 1
- 9. Redemptoris Hominis, 1
- 10. Ps 19(18)
- 11. Mc 2,1-12
- 12. Gaudium et Spes, 49 : Beaucoup de nos contemporains exaltent aussi l'amour authentique entre mari et femme, manifesté de différentes manières, selon les saines coutumes des peuples et des âges.
- 13. cf. TDC 99,8
- 14. Mgr Barbarin, archevêque de Lyon