Bien-faire ou faire le bien ?
Quelques réflexions à partir des débats autour du "cas Vincent Lambert"...
Qui est son prochain ?
Depuis quelques temps, la France entière semble s'arquebouter sur le cas Lambert : certains au nom de "la liberté à disposer de sa propre vie", d'autres au nom du "respect de la vie"... On s'invective, on se traite de monstre. Mais chacun, pourtant, n'est pas face à ce choix. Car, pour 99% d'entre nous, nous ne sommes pas les prochains de Vincent.
Nous ne sommes pas les prochains de Vincent. Cela ne veut pas dire simplement que nous n'avons pas les éléments (le dossier médical, etc.) pour juger, mais aussi que même ainsi informés, nous ne pourrions le faire. Certes, nous pourrions débattre de façon plus éclairée. Mais il ne nous revient pas de délibérer, de porter le fardeau de ce choix. Nous ne sommes pas les prochains de Vincent et le danger est grand de verser dans une éthique théorique qui ferait de nous les juges implacables des prochains de Vincent
On nous présente les «directives anticipées» comme LA solution de tout problème moral alors qu'elles sont précisément une tentative du suppression du prochain par une société qui a fait de l'autonomie du sujet sa valeur fondamentale. S'il serait plus confortable de savoir ce que Vincent aurait voulu, ces directives nous diraient au mieux ce qu'il voulait à l'instant il les a rédigées, hors des circonstances de sa propre fin. Il faut lire à ce sujet l'excellent billet de Geneviève Jurgensen, dans La Croix
Comment saurais-je ? [...] Je n’y suis pas, dans cette situation. Elle ne viendra pas comme je le crois (elle ne viendra peut-être jamais, heureusement). Ceux qui m’aiment et les médecins auront bien assez de problèmes pour régler cela au mieux sans s’encombrer de directives que j’aurai données hors contexte mais dont, vu qu’elles seront consignées noir sur blanc, ils devront tenir compte quand même. Bien heureux si elles ne viennent pas accentuer les difficultés, l’un les brandissant au nez de l’autre pour faire valoir son point de vue, alors que ma première directive aurait justement été qu’au moins, en ces pénibles circonstances, on ne se dispute pas.
Appliquer à la lettre ces directives anticipées ? Ce serait confortable : nous serions sûrs de « bien-faire », mais cette exécution mécanique n'aurait rien à voir avec la recherche du bien, cet acte intérieur où la raison pratique discerne les circonstances et délibère, c'est-à-dire compose l'ensemble des éléments requis pour équilibrer l'acte de la personne et où la personne s'engage entièrement.
A chacun son bien ?
Pour certains, le bien se trouve dans le strict respect de ces «directives anticipées», quelles qu'elles soient. Ceux-là ils considèrent en effet que chacun est la mesure de son propre bien, c'est-à-dire que celui-ci n'a rien d'objectif, qu'il n'est pas fondé en raison mais qu'il trouve son origine dans une volonté volonté arbitraire.
Ce relativisme est très différent de l'affirmation précédente, comme quoi nul ne peut se mettre à la place des prochains de Vincent : cette affirmation se bornait en effet à constater que nous ne partageons pas les circonstances qui sont les leurs, et non que, dans ces circonstances, nous pourrions prendre des options radicalement opposées, qui seraient toutes rendues bonnes par le seul fait que nous en décidions.
Cette vision relativiste du bien n'est pas surprenante, dans notre société où l'arbitraire de la volonté prétend fonder le bien. La loi n'y est pas vue comme l'expression de la raison, mais comme l'expression de la « volonté populaire», qui peut qualifer de bon ce qui était hier mauvais. On voit ainsi tel politicien, tout juste acquitté pour vice de forme, revendiquer son innocence et réclamer un diplôme de moralité.
Le bien et les principes, de l'universel au particulier ?
Un autre écueil consiste à considérer que l'agir moral se limite à l'application de bons principes ou à une casuistique complexe : il suffirait, grâce à un effort intellectuel, de bien identifier le cas dans lequel on se trouve pour avoir une réponse toute faite et aisément applicable..
Or, discerner n'est pas déduire : la science morale n'est pas une science spéculative, qui ne traiterait que d'universel et ne deviendrait pratique qu'au passage à l'acte. Certes, elle s'appuie sur l'universel et tente de donner les raisons universelles de notre agir en disant ce qu'est la justice, mais notre volonté veut toujours un bien singulier : être juste dans ce cas-ci.
Il n'est pas juste de refuser l'arrêt des traitement au nom du respect de «LA Vie (c) », si l'on n'a pas à coeur d'abord la vie de Vincent, cette vie-ci, unique et précieuse. Un twitto me disait : « Je crois qu'on sous-estime l'impact de la décision concernant Vincent sur les autres patients : Vincent est devenu un symbole malgré lui ». Est-ce encore le bien de Vincent que l'on a à coeur ? N'est-il pas, plus qu'un symbole, l'otage de ceux qui veulent faire de son cas « une question de principes ». La personne est un bien tel qu'on ne saurait l'utiliser comme moyen pour une autre finalité (même un combat politique qui sauverait des vies).
De l'éthique des valeurs à l'éthique de la vertu
Le débat éthique, dans notre société, est celui des valeurs : on oppose la liberté du patient à celle du médecin, le respect de la vie à l'autonomie du sujet, etc. Dans l'éthique des valeurs, tout est négociable, objet de compromis. Mais si notre société négocie beaucoup le bien sur le plan des principes, coupe la poire en deux et les cheveux en quatre, malheur à celui qui serait incapable de se conformer à ses exigences, une fois qu'elle prétend avoir trouvé le bien ! Il sera traité en paria. Les valeurs, en effet, permettent de délimiter celui qui est "des nôtres" de l'étranger. Gare, également, à celui qui l'interpelle sur ses certitudes morales, ou qui prétend que la société doit attendre plus de ses membres que le seul respect de la loi : il sera qualifié d'intégriste.
Le christianisme, à l'inverse, mesure que si certains "cas limites" nécessitent une analyse morale poussée, difficile, et parfois incertaine, la vraie difficulté consiste à poser l'acte intérieur de consentement au bien que l'intelligence présente à la volonté. Ce qui fait que nous allons au confessionnal, ce n'est pas notre incapacité à savoir comment bien-faire, mais à trouver la force de faire le bien. Comme le disait le card. Cafara: «Le drame de l'homme ne réside pas dans le passage de l'universel au singulier. Il réside dans le rapport entre la vérité de sa personne et sa liberté. ».
Notre société considère souvent l'Eglise comme un juge autoritaire, au motif qu'elle fixe un cap en matière morale : mais si elle la voit ainsi, c'est parce qu'elle projette sur elle sa propre tendance à condamner celui qui ne parvient pas à faire le bien qu'elle décrète. Mais c'est l'inverse : l'Eglise sait que les hommes sont pécheurs, mais elle sait qu'ils sont précieux aux yeux de Dieu et que la miséricorde est la seule attitude possible face à celui qui lutte avec son péché.
La solution au cas de Vincent, et aux cas qui suivront, ne passe pas par l'établissement d'une règle couvrant tous les cas possibles : elle passe par une société qui encourage en son sein la croissance de personnes humainement formées, qui ont un véritable appétit pour le bien, capables de prendre avec prudence. Ce sont de telles personnes, plutôt qu'une bonne loi, que chacun souhaite d'avoir à son chevet aux derniers jours de sa vie.