Le Coeur : mis en accusation ou appelé ?
Si l'humanité peut vivre la pureté de coeur ou tomber, comment devons-nous agir pour la vivre ? Comment devons-nous considérer la sexualité, l'attirance sexuelle et le désir ? Existe-il un appui ferme pour guider nos pensées, nos sentiments et nos actes dans ce domaine ?
Nos sociétés ont en effet beaucoup évolué par rapport à ces questions, passant d'une vision pessimiste du corps accompagnée d'un puritanisme strict à une vision plus détendue mais qui s'accompagne d'une grande permissivité1. Où trouver la juste position ?
L'Eglise condamne t-elle le corps ?
La première menace qui nous guette lorsque nous tentons d'aborder notre manière de vivre le corps est le manichéisme. Cette idéologie, qui voit dans la matière et donc dans le corps la source du mal, n'a cessé au cours de l'histoire de contaminer la pensée.
Jean-Paul II affirme avec force que la manière manichéenne de comprendre et d'apprécier le corps de l'homme et sa sexualité est en grande partie étrangère aux Évangiles. Tandis que dans la mentalité manichéenne, le corps et la sexualité sont des "anti-valeurs", le christianisme y voient au contraire une valeur pas suffisament reconnue2. Rappelons-nous la thèse de Jean-Paul II : seul le corps peut signifier dans le monde visible le mystère invisible de Dieu.
Dans le christianisme, l'abandon de la convoitise ne signifie aucunement le rejet de son objet (qui est le plus souvent la sexualité). Au contraire, c'est parce que la sexualité revêt un caractère sacré qu'il est urgent d'abandonner la convoitise !
De la même manière, le corps de la femme, objet de la convoitise dans Mt 5,28, n'est pas pour autant mauvais. Rejeter sur elle la responsabilité de notre propre convoitise est une tentative - pathétique - d'éviter de réformer notre coeur. Il en est de même pour la condamnation du corps en général. Le rejet du corps au nom de la sainteté ne fait que pousser un cran plus loin cette logique perverse.
Ainsi, il est impropre d'appeler certaines parties du corps 'impropres' ou 'impures', car le corps entier est bon, très bon. Une mère qui, surprenant son fils en train de regarder un film pornographique, lui reprocherait de regarder des images sales n'aurait pas tout à fait raison : la convoitise se situe avant tout dans la production et le visionnage de ces images. La pornographie n'est mauvaise à cause de son objet, le corps possèdant en lui-même une dignité inaliénable, que dans la piètre qualité de sa présentation artistique.
Nous pouvons donner l'impression de jouer sur les mots. Mais il ne s'agit pas de sémantique : il s'agit de bien identifier le mal là où il se situe. Un exemple flagrant est cette question que nous posons avant d'entrer dans une chambre : "es-tu visible ?". L'unique réponse possible, étant donnée la dignité du corps, est "OUI!" Mais notre regard, lui, n'est-il pas indécent ?
L'idée que l'Église pense que la sexualité est mauvaise, et qu'elle ne la tolère que pour la procréation, est répandue. Beaucoup, catholiques et non-catholiques, pensent qu'une telle hérésie est la doctrine officielle de l'Église !
La fuite peut être une première étape pour éviter la convoitise, mais ce n'est pas l'appel définitif et l'on ne saurait se contenter du statu quo : la rédemption du corps offerte par le Christ va bien plus loin ! Elle vise la réintégration du corps et de l'âme, de la personnalité et la sexualité et la capacité à la voir et en faire l'expérience.
Image de la femme et représentation de soi
Dès l'origine3 l'homme a blâmé la femme pour sa propre tendance à la convoitise et son incapacité à la maîtrise de soi. Si les femmes ont la responsabilité de ne pas jouer avec les faiblesses des hommes, ceux-ci ont la responsabilité - première - de combattre la convoitise et de grandir continuellement dans la pureté jusqu'à arriver à voir dans chaque femme sa dignité spécifique.
Ce combat est d'une importance capitale : chaque femme, chaque être humain a besoin pour grandir d'être aimé, de se voir confirmer en tant que personne par le regard positif de l'autre. Un regard détourné, de ce point de vue, n'est une que très relative par rapport au regard convoitant.
Le coeur condamné ?
Nous avons tous fait l'expérience du péché. Le propre du père du mensonge est d'être également l'accusateur : il ne cesse de nous faire douter de la possibilité de la rédemption en soulignant à chaque instant nos chutes. Nous devenons ainsi des "maîtres du soupçon", c'est à dire que nous ne croyons pas pleinement à la puissance de l'Évangile et du Verbe.
L'histoire des deux évêques montre bien cette suspicion. L'évêque qui a détourné le regard met immédiatement en accusation son frère car, n'ayant jamais remporté de victoire réelle sur la concupiscence, il n'imagine pas que celui-ci peut ne pas subir de même la convoitise.
Le philosophe protestant Paul Ricoeur a popularisé cette expression "maître du soupçon" en l'appliquant à Freud, Marx et Nietzsche. Chacun "accuse" en effet le coeur humain et placent la concupiscence au coeur de leur vision de l'homme. Jean-Paul II établit un parallèle entre chacun de leurs modes de pensée et les modalités de la concupiscence décrites par St Jean : la pensée nitzschéenne réduit sa représentation du monde au pouvoir, la théorie marxiste à l'argent et à la possession et la pensée freudienne au plaisir.
Si le Christ dit que la concupiscence est du domaine du coeur avant d'être du domaine du corps, il ne réduit pas pour autant l'homme à cette unique réalité ; alors que les "maîtres du soupçon" n'ont aucun espoir de rédemption, le Christ offre lui-même la rédemption dans sa personne.
Le sens de la vie
"S’il est vrai que le Christ nous ressuscitera " au dernier jour ", il est vrai aussi que, d’une certaine façon, nous sommes déjà ressuscités avec le Christ. En effet, grâce à l’Esprit Saint, la vie chrétienne est, dès maintenant sur terre, une participation à la mort et à la Résurrection du Christ"4
Le doute est une tentation constante : tentation de penser qu'il existe une déviation qui pourrait nous éviter la croix. Jean-Paul II nous avertit de ne pas détacher les paroles du Christ de la réalité concrète de notre existence5 : l'espérance que le Christ annonce dans le Sermon sur la Montagne est complètement réaliste si l'on considère qui Il est, qui nous sommes et ce qu'Il est venu faire pour nous.
Si cela nous semble irréaliste, nous devons nous demander sérieusement ce que nous croyons de qui le Christ a dit être et de ce que sa mort et sa résurrection veulent dire pour nous. Sinon, nous risquons de venir comme ces hommes "pleins d'eux-mêmes, amis du plaisir plutôt que de Dieu ; [qui] auront les apparences d'une vie religieuse, mais rejetteront ce qui en fait la force."6
Le Christ ne revèle pas seulement une nouvelle dimension de la morale, mais également une dimension nouvelle de l'homme : douter de notre capacité concrète à vivre ce à quoi le Christ nous appelle devient alors un piège. Le Pape répond7 :
Mais quelles sont les " possibilités concrètes de l'homme " ? Et de quel homme parle-t-on ? De l'homme dominé par la concupiscence ou bien de l'homme racheté par le Christ ? Car c'est de cela qu'il s'agit : de la réalité de la Rédemption par le Christ. Le Christ nous a rachetés ! Cela signifie : il nous a donné la possibilité de réaliser l'entière vérité de notre être ; il a libéré notre liberté de la domination de la concupiscence. Et si l'homme racheté pèche encore, cela est dû non pas à l'imperfection de l'acte rédempteur du Christ, mais à la volonté de l'homme de se soustraire à la grâce qui vient de cet acte. Le commandement de Dieu est certainement proportionné aux capacités de l'homme, mais aux capacités de l'homme auquel est donné l'Esprit Saint, de l'homme qui, s'il est tombé dans le péché, peut toujours obtenir le pardon et jouir de la présence de l'Esprit »
Cette proclamation nous amène au coeur du sujet : Jean-Paul II, vicaire du Christ, crie avec Saint-Paul : "ne videz pas la croix de son sens !"8. Nous ne comprenons pas aisément : et pour cause, c'est proprement incroyable et insaisissable pour nous qui ne connaissons le monde qu'à travers le péché : le langage de la croix est folie pour ceux qui vont vers leur perte9.
Notre vie est comparable à un voilier qui a la voile percée. Le vent souffle. Nous n'osons pas prendre le vent arrière de peur de déchirer la voile pour de bon. Jean-Paul II, depuis la rive, nous crie, tandis que le Christ marche sur les eaux pour nous rejoindre : "N'ayez pas peur !! ".
Si les mots du Christ trouvent un écho en nous, c'est le signe que nous ne sommes pas complètement immergés dans le péché ; l'Évangile nous appelle de l'extérieur, notre coeur de l'intérieur. Notre voilier avec sa voile percée suscite peut-être la pitié, mais la coque est en bon état et le gouvernail sûr : le Christ s'apprête à hisser la grand-voile et le spi... regardons-nous maintenant avec le regard de Dieu : voici, nous sommes très bons !
Eros et Ethos
Les mots du Christ condament-ils l'amour érotique ? Nous avertissent-ils contre eros ? Pour répondre, nous devons clarifier ce que nous entendons par eros. Pour le sens commun, le regard de convoitise lancé par l'homme sur cette femme avec qui il n'est pas marié est érotique. Si l'eros se limitait à la concupiscence, il est évident qu'il serait condamné.
Jean-Paul II définit les "phénomènes érotiques comme l'ensemble des comportements par lesquel l'homme et la femme s'approchent l'un l'autre et s'unissent pour n'être qu'une chair". Pour Platon, eros est cette force intérieure qui attire l'homme au vrai, au beau et au bien.
Dans cette optique, eros et ethos ne sont pas opposés comme nous pouvons le penser à première vue. Au contraire, "ils sont appelés à se rentrontrer dans le coeur humain et à porter du fruit"10. Oui, pour le coeur pur, l'érotique est vrai, beau et bon !! La Bible tout entière annonce l'union de l'Amour et de la Vérité dans le Christ11.
Tous les mouvements de notre coeur et les impulsions spontanéees de notre corps sont-ils donc bons ? Il est réaliste de répondre par la négative.
La connaissance du bien et du mal ne peut pas être uniquement abstraite : le discernement doit être opéré dans le coeur. C'est une vraie "science" qui ne peut s'apprendre dans les livres car elle concerne la vie intérieure de chacun. Le Christ nous appelle à une vraie maturité et connaissance de nous-mêmes. Jean-Paul II nous dit que cette tâche est digne d'être menée à bien et à la mesure de l'être humain12 : c'est la tâche de séparer le bon grain de l'ivraie.13
Ce qui est spontané dans notre coeur dépend de sa fondation : s'il est fondé sur l'amour, alors eros sera pur ; s'il est fondé sur la concupiscence, eros nous emmènera loin de l'amour et nous consumera. Notre coeur est comme le buisson ardent : quel feu allons-nous laisser nous brûler ? Si c'est le feu qui dévore et détruit, alors l'embrasement du plaisir nous laissera desséchés ; si c'est le feu qui ne consume pas, alors... l'embrasement du plaisir nous emmènera dans le coeur de Dieu : enlevons nos sandales et contemplons le mystère sacré !
- 1. TDC 44,4
- 2. TDC 45,3
- 3. Gn 3,11-12 : « La femme que tu m'as donnée, c'est elle qui m'a donné du fruit de l'arbre, et j'en ai mangé. »
- 4. CEC 1002
- 5. TDC 46,6
- 6. cf. 2Tm 3
- 7. Veritatis Splendor, 103 : (les emphases sont dans le texte original)
- 8. cf. 1Co 1,17
- 9. 1 Co 1,18
- 10. TDC 47,5
- 11. cf. Ps 85 : J'écoute. Que dit Dieu ? Ce que dit le Seigneur, c'est la paix pour son peuple et ses fidèles, pourvu qu'ils ne reviennent à leur folie. Proche est son salut pour qui le craint, et la Gloire habitera notre terre. Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s'embrassent; Vérité germera de la terre, et des cieux se penchera la Justice. Le Seigneur lui-même donnera le bonheur et notre terre donnera son fruit
- 12. TDC 48,4
- 13. cf. Mt 13,24-30 : l'ennemi est venu semu l'ivraie pendant que le semeur se reposait (le 7e jour... ?). Le Semeur tient trop au grain, à nous, pour risquer de l'arracher, de nous blesser en arrachant l'ivraie. Il nous laisse le soin de l'enlever et la lier en botte pour la brûler.